Déposition les 97ème et 98ème jours du procès (octobre 1964)

Transcription / traduction de 2 h 47 d’audience pour le 1er jour et de 1 h 58 pour le second jour

[Veuillez de ne pas piller mon travail de transcription et de traduction par des "copié-collé" mais préciser l'origine du texte en cas de citation. Merci]


Président : acceptez-vous que nous enregistrions votre déclaration en tant que mémoire du procès ?
Interprète : jste s tí m srozumen, aby byla Vase výpoved nahrána na magnetofon pro oporu pameti soudu ?
Témoin Filip Müller : oui.
Président : votre identité s’il vous plaît. Vous vous appelez ?
Filip Müller : Mr le Juge, je voudrais essayer...
Président : de parler allemand.
Filip Müller : de parler allemand. Et si je ne m’exprime pas bien, peut-être que M. l’interprète pourra me …
Président : oui.
Filip Müller : ce sera peut-être mieux.
Président : donc vous vous prénommez ?
Filip Müller : Filip. [...]
Président : votre âge ?
Filip Müller : 43 ans.
Président : je crois que vous avez 42 ans, non ?
Filip Müller : [confus] 43 [confus]
Président : 42 ans. Etes-vous marié ?
Filip Müller : oui.
Président : profession ?
Filip Müller : fonctionnaire.
Président : fonctionnaire. N’êtes-vous pas séparé ? Ou êtes-vous remarié ?
Filip Müller : je me suis séparé donc marié pour la seconde fois.
Président : Vous êtes actuellement marié, fonctionnaire, et vous vivez à ?
Filip Müller : je vis à Prague.
Président : à Prague. M le témoin, vous êtes allé au camp de concentration d’Auschwitz, et vous y avez été déporté depuis la Slovaquie.
Filip Müller : oui
Président : quand êtes-vous arrivé à Auschwitz?
Filip Müller : pour raisons raciales
Président : oui, et quand ?
Filip Müller : à Auschwitz je suis arrivé le 13 avril 1942.
Président : 42. Et vous aviez un n° de prisonnier ?
Filip Müller : 29.236.
Président : oui. A quel camp avez-vous été amené tout d’abord ?
Filip Müller : J’ai été amené dans le camp souche (Stamlager) du camp de concentration d’Auschwitz    
Président : oui. Etes-vous allé un jour à Birkenau ?
Filip Müller : plus tard j’étais à Birkenau.
Président : plus tard. Au départ vous êtes venu à Auschwitz. Et combien de temps êtes-vous resté au camp souche ?
Filip Müller : et bien le lendemain nous avons été transportés à Birkenau.
Président : et où étiez-vous à Birkenau, dans quel camp ?
Filip Müller : au camp qui devint le camp des femmes en 43.
Président : donc au camp BI. Et combien de temps y êtes-vous resté ?
Filip Müller : je suis resté quelques jours à Birkenau, pas longtemps. 5, 6 ou 7 jours, je ne m’en souviens pas bien.
Président : ensuite vous êtes revenu au camp souche ?
Filip Müller : oui
Président : à Auschwitz, donc ?
Filip Müller : oui.
Président : et où avez-vous été affecté ?
Filip Müller : à Birkenau ?
Président : non, quand vous êtes revenu à Auschwitz
Filip Müller : quand je suis revenu à Auschwitz, j’ai été au Block 11.
Président : Block 11. Est-ce que c’était un Block de quarantaine ?
Filip Müller : non. C’était aussi un bloc de quarantaine, mais à ce moment-là 250 Juifs du même transport que moi furent affectés au Block 11.
Président : est-ce qu’à ce moment-là ce n’était pas encore une prison, pas un Bunker, comme on l’a appelé ?
Filip Müller : si, c’était un Bunker.
Président : un lieu d’arrestation
Filip Müller : oui. Mais au départ je ne le savais pas. J’y suis venu alors que le Bunker y était déjà.
Président : et où avez-vous été mis au Block 11, au 1er étage ou au rez-de-chaussée ?
Filip Müller : non, au sous-sol.
Président : à la cave ?
Filip Müller : non
Président : au rez-de-chaussée ?
Filip Müller : au …  [interruption]
Filip Müller : pas au 1er, mais…
Interprète Stegmann : V prízemí?
Filip Müller : V prízemí.
Interprète : au rez-de-chaussée.
Président : au rez-de-chaussée. Et donc, combien de temps êtes-vous resté au Block 11 ? Jusqu’à quand ?
Filip Müller : au Block 11 on est resté qqs jours après le Kommando Buna.
Président : quelques jours après le Kommando Buna ? Comment faut-il comprendre ça ? Combien de temps y êtes-vous resté ?
Filip Müller : au Kommando Buna ?
Président : non, au Block 11.
Filip Müller : jusqu’à quand je suis resté au Block 11 ? mais ensuite j’étais au Bunker du Block 11. La 1ère fois j’étais affecté au Kommando Buna.
Président : oui.
Filip Müller : et ensuite, je crois que c’était un samedi, ça je m’en souviens bien, parce que les prisonniers dormaient toujours le samedi, il y avait une heure ou davantage peut-être de sommeil en plus.
Président : oui. Une obligation de calme, c’est ça ?
[note de la traductrice : j’ai fait le choix de laisser les verbes au temps où Filip Müller les dit, parfois au passé, souvent au présent, même si la traduction en est rendue curieuse. Cela m’a paru important. Même si dans certains cas il s’agit sans doute d’une difficulté d’expression -rappelons que Filip Müller est Tchécoslovaque et fait l’effort de s’exprimer en allemand lors de cette journée du procès-  il m’a semblé également significatif que certaines choses, 20 ans après, lui paraissent ne pouvoir toujours se dire qu’au présent.]
Filip Müller : oui. Et mon camarade et moi, un Français qui s’appelle Maurice Lulus [Lelouche], avons une soif considérable. Comme les prisonniers dorment, nous sommes allés… na dvur ...
Président : dans la cour ?
Filip Müller : dans la cour du Block 11. Il y avait là du thé dans un gros …
Président : dans un chaudron ?
Filip Müller : oui. Nous voulons boire du thé. Et alors le commandant du camp, Aumeier, nous voit là.
Président : oui
Filip Müller : avec lui il y avait qqn d’autre, je ne sais plus s’il était Unterscharführer ou Oberscharführer, mais c’était le Blockführer du Block 11.
Président : oui
Filip Müller : et ils nous voient et nous demandent ce qu’on fait là. Alors j’ai dit que nous
Président : voulons boire du thé 
Filip Müller : que nous avons soif et que nous avons bu du thé. Aumeier nous dit : „Alors montre dans quel tonneau vous avez bu ?“ nous l’avons montré. Ensuite il nous a donné comme réponse que nous devions boire à sasiété. Alors nous avons bu, et il nous a enfoncé dans...
Président : la tête dedans
Filip Müller : la tête dedans, avec le Blockführer. Je ne sais pas si c’est Aumeier qui me tenait ou le deuxième. Et nous…  my jsme se topili. [...]
Interprète : ils étaient la tête sous l’eau
Filip Müller : oui, et nous ne pouvions plus respirer, on était déjà mal
Président : vous étouffiez, c’est ça ?
Filip Müller : oui. Donc nous voilà par terre. Ce que je sais, c’est qu’une minute après j’ai repris connaissance alors que le Blockälteste du Block 11 venait vers moi. C’était un prisonnier allemand.
Président : comment s’appelait-il ? ne vous souvenez-vous pas non plus de son prénom ?
Filip Müller : non plus. Je ne sais plus. Il nous dit d’aller de la cour au bureau du chef de Block. Nous allons dans le passage où, sur la gauche, il y avait un bureau qui était celui du Blockführer. Alors le Blockführer nous emmène dans le camp, nous deux, le Français et moi. Il nous conduit à la porte où est écrit "Arbeit macht frei". Nous restons là qqs minutes, puis arrivent deux gardes (SS-Posten) qui nous disent que nous devons aller à droite puis tout droit. Là nous arrivons devant un bâtiment. Ce bâtiment avait une porte, deux portes, des deux côtés. Il n’y avait pas de loquet. Ils ont…
Président : frappé
Filip Müller : frappé. Et là nous avons vu une cour où il fallait entrer. Nous sommes entrés. C’est un Unterscharführer qui a ouvert la porte. Je le connais. Je peux montrer qui c’était si vous…
Président : oui, alors montrez-nous
Filip Müller : c’était l’Unterscharführer Stark.
Président : alors regardez où il est
Filip Müller : oui
Président : celui-là ? oui, bien, vous pouvez vous rassoir. Et que se passa-t-il alors ?
Filip Müller : les gardes s’en vont. Stark avait un fouet, ils nous bat d’emblée et dit : "vite, vite, entrez ! Entrez, vous, chiens de cochons !" C’est ça qu’il a dit.
Président : oui
Filip Müller : nous ne savons pas où nous sommes
Président : c’était un samedi, n’est-ce pas ?   
Filip Müller : c’était un samedi, un samedi après-midi. Je m’en souviens parce que nous, les prisonniers, nous pouvions dormir davantage le samedi. C’est pour ça que je le sais. Donc nous arrivons et nous entrons… a proti nám
Interprète : en face, en face de nous
Filip Müller : en face il y a encore une porte par laquelle nous voyons un four rouge. Il y a là déjà trois prisonniers qui travaillent près d’un chariot. Ils mettent des cadavres sur le chariot, des hommes, n’est-ce pas. J’avais 20 ans, je n’ai jamais vu de cadavres. Je dois rester là. Il reprend le fouet „Vite, rentrez ! rentrez, vite, tirez les corps !“ et il nous pousse sur la droite vers une porte. A cette porte, j’ai vu, je ne les ai pas comptés, mais je pense qu’il y avait 700 cadavres. Il fallait les traîner. Des valises, des enfants, des hommes, des femmes. Il y avait aussi des paquets, de tout. Et sur le côté droit, peut-être encore qqchose comme 100 hommes portant tous des chemises identiques. Ils avaient dessus « SU », Union Soviétique. Les valises, elles étaient … uz byly otevreny, rozbity.
Interprète Stegmann : les valises étaient ouvertes et brisées
Filip Müller : brisées. Il y avait du pain dedans et tous les vêtements qu’ils avaient emportés, et c’était plein de sang, oui, tout était ensanglanté. Et les cadavres gisent là, et nous nous sommes là, et lui : "Allez, vite, vous devez tirer les corps. Tirez les corps !" Il nous frappe. Alors nous allons vers les cadavres. J’en prends un par les chaussures. Ce n’était pas seulement un travail physique, mais aussi un travail affreux. Les corps étaient raides. Nous n’arrivions pas à les traîner, et les mettre en
Président : tas
Filip Müller : et quand Stark voit que, comment dit-on ça, une… [interruption]
Président : quelque chose a été déchiré
Filip Müller : puncochy.  Comment le dit-on ?
Interprète Stegmann : un bas
Filip Müller : un bas a été déchiré, alors il nous frappe. "Vite, vite, allez ! travaillez ! travaillez ! vite, vite !" C’était ainsi là-bas. Mais
Président : [interruption] Est-ce que ces corps, vous avez dit qu’ils étaient pleins de sang ? alors avez-vous vu s’ils avaient des blessures ?
Filip Müller : oui, oui
Président : avaient-ils été abattus, ou … ?
Filip Müller : non, ils n’avaient pas été abattus. Ils avaient été gazés. Mais lorsque je suis arrivé, la 1ère fois, je ne le savais pas. Plus tard nous avons vu qu’en-dessous il y avait une salle. En-dessous il y avait un gros ventilateur en service. Par terre il y avait des cristaux verts. A un mètre autour il n’y avait personne. A plus d’un mètre d’écart, c’était plein, parce que les gens mouraient en position debout. C’était plein, c’était plus que plein. On dira qu’on a vu un enfant qui était sur le sein de sa mère, elle avait… penu.
Interprète Stegmann : de la mousse
Filip Müller : donc de la mousse
Interprète [interruption] : de la mousse à la bouche
Filip Müller : oui. Et comme ça, debout, les gens mouraient, parce que c’était si haut
Président : oui. Et que se trouvait-il là, des cristaux verts, disiez-vous ?
Filip Müller : c’était le gaz.
Président : oui, mais il ne s’étaient donc pas transformés en gaz, ces cristaux verts ?
Filip Müller : non, les cristaux verts ne dégageaient ensuite plus de gaz. Il y avait seulement leur odeur, une telle odeur. C’était comme ça. Jako kdyz se pálí líh, ten pevný líh.
Interprète : kdyz se pálí co?
Filip Müller : pevný líh.
Interprète : d’accord. Du pétrole
Filip Müller : non
Interprète : de l’huile
Filip Müller : non, de l’alcool
Filip Müller : si un… je voulais dire…
Voix non identifiée : de l’alcool sec
Président : oui
Filip Müller : un alcool    
Président : solidifié
Filip Müller : un alcool solidifié que l’on peut allumer.
Président : oui
Filip Müller : oui. Je dis cela parce que sur le chemin lorsque je suis venu avec ma femme et mes enfants… j’allais… ils ne pouvaient pas… parce que ça me revient toujours…
Président : oui
Filip Müller : C’était une telle odeur. Ressemblant un peu à celle des amandes.
Président : oui
Filip Müller : mais c’était une telle odeur...
Président : oui. Et vous avez donc dû traîner ces corps à l’extérieur ?
Filip Müller : oui, nous avons dû traîner ces corps à l’extérieur, et Stark est alors revenu, parce que deux fours seulement fonctionnaient dans le crématoire. C’était comme ça, il y avait deux fours. Au crématoire d’Auschwitz il y avait six fours. Six fours et des rails sur lesquels on
Président : pouvait tirer et pousser les chariots
Filip Müller : oui, pour les chariots. Stark est donc revenu ensuite et nous a poussés. Il prend deux prisonniers. Ces deux étaient le Français, le nouveau, Maurice Lulus, et moi. Nous devons nettoyer les fours. Nous ne savons pas où. On a pris un marteau et un… 
Président : un burin
Filip Müller : un burin. Mais je ne savais pas comment m’y prendre, alors il nous a battu à nouveau. Les deux fours ont été allumés par Stark et par un prisonnier nommé Fischl. Je donne le nom de Fischl parce que Stark appelait le commando comme ça. Il ne nous a jamais appelé „Sonderkommando“ mais „Fischl-Kommando“. Fischl était un prisonnier polonais, qui travaillait là comme contremaître. Ensuite
Président : combien étaient les prisonniers dans ce crématoire ?
Filip Müller : dans ce crématoire, nous étions 7. Je peux vous donner les noms. Il y avait donc Maurice Lulus qui était arrivé avec moi. C’est un Français. Il y avait aussi Moritz Schwarz de Presov ou de Bardejov je ne sais plus. C’était un Juif de Slovaquie. Il avait travaillé là avant, jusqu’à notre arrivée. Lorsque nous sommes arrivés, il y avait encore 5 prisonniers. Trois avaient travaillé à la crémation et les deux autres pour tirer les corps.
Président : donc il y avait déjà les fours ?
Filip Müller : oui, mais deux seulement.
Président : seulement deux. Et combien de fours y avait-il ?
Filip Müller : 6. To byl kvádr a v kazdém kvádru byly dve pece. Tedy byly tri kvádry.
Interprète : ils étaient en carré
Filip Müller : carré… il y en avait 3 en carré. Dans chaque carré il y avait 2 fours. Donc 6 en tout. Donc il y avait avec moi Maurice Lulus, Moritz Schwarz de Slovaquie. Et puis il y avait Neumann, qui n’avait qu’un oeil. Il y avait Goldschmidt. Et il y avait, si je me souviens bien, Filip Weiss. Filip Weiss vient de ma ville natale, Sered am Waag en Slovaquie. Donc nous étions 7.
Président : oui
Filip Müller : donc ensuite, alors que les fours brûlaient, nous devions y mettre les corps. Sur un chariot on devait disposer trois corps, trois cadavres. C’était un chariot en… z plechu.
Interprète : en tôle. Un chariot en tôle.
Filip Müller : un chariot en tôle, oui. Dessus il y avait une plaque avec de l'eau et sur cette plaque on mettait trois cadavres. Il y avait là les rails et …
Président : vous les avez poussé dedans
Filip Müller : oui, à de nombreuses reprises. J’ai aussi un souvenir particulier à ce sujet. Parce que lorsqu’un prisonnier tire le chariot, un autre devait tenir les rails. J’ai ça ici et ça me fait…
Président : oui
Filip Müller : ensuite, après qqs minutes, alors que les corps brûlaient déjà, on devait mettre les ventilateurs en marche –il y avait aussi des ventilateurs- On ne le savait pas, on voyait tout ça pour la 1ère fois. Les ventilateurs fonctionnaient depuis longtemps et un feu se déclara au crématoire.
Président : un feu s’est déclaré
Filip Müller : oui, un feu. Parce que les ventilateurs avaient fonctionné plus longtemps qu’ils n’auraient dû, alors il y a eu le feu. On doit l’éteindre avec de l’eau. Il y avait là 3 prisonniers qui n’en pouvaient plus parce que Stark avait crié "vite !" et les avait frappés. Je ne peux pas décrire ce qu’il a fait. Mais les trois prisonniers n’en pouvaient plus.
Président : Pardon ? les trois prisonniers…
Filip Müller : ils étaient déjà … ti uz byli znicení. Fyzicky uz nemohli.
Interprète Stegmann : ils étaient déjà trop atteints physiquement
Filip Müller : ils ne peuvent pas courir en portant de l’eau. Ils n’en peuvent plus. Alors Stark prend son revolver et tire devant mes yeux. Filip Weiss, Goldschmidt et Neumann, les trois ont été abattus, par Stark.
Président : les trois
Filip Müller : je l’ai vu, j’étais là. Ensuite, vers le soir, sont arrivées des véhicules, de gros véhicules, des camions. Nous devons alors charger les corps dans le véhicule et partir de nuit hors du camp jusqu’à un champ. Nous ne savons pas où nous sommes. Là il y avait une grande grande fosse. Nous avons seulement vu, du fait de la nuit, qu’il y avait de l’eau dans la fosse. Mais nous n’étions plus que 4 au lieu de 7. Parce que trois avaient été abattus. Nous devons… les cadavres dans cette fosse… naházet.
Interprète : jeter
Filip Müller : les jeter dans cette nuit. Il pouvait y avoir 400 à 500 cadavres, parce qu’on avait brûlé certains au crématoire avant l’incendie. Nous devons jeter ces corps dans cette fosse. Dans la nuit, lorsque nous roulions dans ces véhicules, nous avons vu un véhicule avec une croix rouge –il avait une croix rouge et un réflecteur-, alors que nous roulions. Au retour il n’y était plus. Au retour il y avait des Posten, deux ou je ne sais plus combien, pas beaucoup. On est revenus au camp et Stark lui-même nous a reconduits au Block 11, de nouveau cette nuit-là au Block 11. Là le chef de bloc du Block 11 nous a pris en charge et nous a mis dans le Bunker. C’est là que j’ai vu le Bunker du Block 11 pour la 1ère fois. Dans la cellule du Bunker, il n’y avait pas de lumière. Donc c’était …
Président : obscur
Filip Müller : obscur. Néanmoins c’était encore la nuit, alors ce n’est que le matin que nous avons vu. Nous étions donc dans le Bunker. Plus tard il nous est apparu, nous l’avons entendu au bruit, que c’était le matin. Du Bunker on entendait, parce qu’il y avait des prisonniers au Block 11, on l’entendait bien. Mais pas de lumière. Nous ne savons pas où nous sommes. Et nous sommes 4 hommes dans ce Bunker. Plus tard, un bruit de clés. Je dois dire aussi que le Bunker était du côté gauche après être descendu. Quand on descend, sur la gauche. Plus tard on entendit donc le bruit des clés du Blockführer. Et ces clés –c’était effrayant, quand le prisonnier qui était dans le Bunker entendait les clés. Quand le Blockführer arrivait avec les clés c’était mauvais. On a ouvert la porte et on nous a donné à manger [pause] et la soupe.
Président : le matin ?
Filip Müller : c’était déjà aux environs de midi. Nous ne nous en sommes pas rendu compte parce qu’il fait noir. Après avoir mangé, une demi-heure après seulement, le Blockführer revient avec les clés et amène trois prisonniers avec nous dans le Bunker.
Président : dans la pièce sombre
Filip Müller : oui. C’étaient -comme nous l’avons compris ensuite en parlant un peu- des Français, des prisonniers Français. Je crois que l’un d’eux vit encore mais qu’il est malade. Il s’appelle, s’il vit encore, Samuel Jankowski [= Alter Fajnzylberg], de France. Ensuite nous entendons comment, depuis la … ze dvora
Interprète Stegmann : de la cour
Filip Müller : de la cour, parce que le Bunker, je peux peut-être le dessiner, avait une – non, c’était comme ça : il ouvre avec la clé. Nous retournons avec le Blockführer à son bureau, là où il y a le „Arbeit macht frei“ à la porte. Devant le Fahrbereitschaft il y a une voiture … hasicské auto.
Interprète : une voiture de pompiers
Filip Müller : une voiture de pompiers. C’était une voiture fermée. Dans ce véhicule nous sommes montés tous les 7, Stark était là aussi. Et nous sommes retournés à la fosse où nous étions allés de nuit. Ils nous ont laissés environ une heure…
Président : debout à l’écart
Filip Müller : oui, ils nous ont laissés à l’écart parce que la voiture prenait…
Président : pompait l’eau
Filip Müller : pompait l’eau. Ensuite c’était affreux. Les sept prisonniers que nous étions ont dû aller dans la fosse. Mais là c’était…
Président : de la boue
Filip Müller : ce n’était pas de l’eau mais… bylo to uz bahno.
Interprète : oui, un marais. C’était un marais.
Président : un marais, oui
Filip Müller : et nous devons mettre les corps en tas ensemble. [pause] Au-dessus il y avait Aumeier.
Président : qu’est-ce qu’il y avait au-dessus ?
Filip Müller : Aumeier, le Kommandant. Il y avait aussi Grabner qui était au-dessus, et d’autres officiers SS autant que je m’en souvienne…  a po strane toho svahu, dole.
Interprète : sur le bord de cette pente
Filip Müller : il y avait Stark. Il dirigeait ça, c’est lui qui dirigeait. Nous devons tirer tous les cadavres hors de l’eau sur un tas. Et nous n’y parvenions pas, parce que les corps étaient déjà pleins d’eau. Lorsqu’on les prenait, alors…
Président : on glissait
Filip Müller : ça coulait, oui, et on tombe dans l’eau. Et Stark nous traite comme, comme des animaux, on ne peut pas du tout exprimer ça. De nouveau deux Français n’en pouvaient plus. C’était comme ça : il y avait plus de 2 mètres de corps, de l’autre côté, et ils procédaient de telle façon qu’ils… oni se opreli o ty mrtvé, oni uz nemohli stát.
Interprète : ils s’appuyaient sur les morts. Ils ne pouvaient plus tenir debout.
Filip Müller : plus tenir debout. Et Stark dit : "qu’est-ce qu’il y a Moritz ? Vous êtes déjà épuisé ?" il prend son revolver et abat l’un puis l’autre. J’ai vu ça aussi. J’étais là. Après tout ça on est revenus au camp d’Auschwitz. Cette fois on n’a pas fait le trajet en voiture mais on doit à pied… utíkat.
Interprète : on doit courir à pieds
Filip Müller : courir à pieds, pas aller en voiture. Dans la fosse nous étions … oblecení
Interprète : nous étions couverts
Filip Müller : couverts de sang et couverts de … zablácení, spinaví.
Interprète : sales
Filip Müller : salis. Dans cet état on devait courir. On est arrivés de nouveau au bureau du Blockführer et de ce bureau de nouveau au Block 11, mais dans la cellule n° 13 du Bunker. On était donc dans cette cellule. Là il y avait de la lumière. On a passé là cette nuit-là, cette terrible nuit. Nous étions, il faut que je le dise … dusevne a fyzicky znicení.
Interprète : moralement et…
Président : tous à bout
Interprète : oui, détruits
Filip Müller : et tellement à bout de force que nous avons dormi à même le sol comme des animaux.
Président : oui
Filip Müller : ensuite ça s’est passé comme ça : le jour suivant –c’était tôt le matin- le Blockführer du Block 11 est revenu pour le repas. Mais il ouvre seulement la porte pour donner le repas aux prisonniers. Nous lui disons qu’il peut peut-être nous laisser nous laver et il accepte. Nous allons dans la pièce aux lavabos, la dernière porte à droite de la cour quand on sort du Bunker. Dans cette pièce on nous donne d’autres vêtements. Et nous redescendons dans la cellule du Block 13. Plus tard, le soir, -mais je ne vais pas tout décrire- nous avons entendu qqn crier depuis la cour „Fischl-Kommando ! Fischl-Kommando préparez-vous !“ Nous avons bien reconnu que c’est Stark. Je peux encore dire aujourd’hui comment parle Stark. Il parle comme ça [et Filip Müller l’imite avec une voix rocailleuse et un ton violent qu’il n’a jamais d’ordinaire, quand il dit :] "Vite, formez le commando, vite, plus vite !" C’est comme ça que Stark parle. C’est…[confus]
Président : oui, et qu’a t-il dit ? "Fischl-Kommando préparez-vous" ?
Filip Müller : "Vite, préparez-vous ! vite !" alors on a mis nos boty, nos chaussures, … to byly tedy drevené boty.
Interprète : c’étaient des chaussures en bois
Filip Müller : des chaussures en bois. Ensuite, nous avons de nouveau entendu les clés. Les clés. Le chef de commando est revenu et a ouvert. Stark nous a conduit à travers le camp, et nous voilà à nouveau dans la cour du crématoire. Auparavant je voulais dire aussi que lorsque nous étions entrain de nous laver, des prisonniers nous ont rejoints, deux Slovaques. L’un s’appelait Burger. Hans Burger. Nous étions de nouveau 7.
Il ouvre la porte qui donne sur la cour, là où est le crématoire, nous met contre le mur et nous dit, il s’agit à nouveau de Stark : " Vous allez rester ici, vous n’aurez le droit de parler avec personne et vous attendrez mes décisions, sinon je vous abats". C’était déjà le soir, mais il y avait encore un peu de lumière, on a pu voir, mais c’était le soir puisque c’était après l’appel. La porte s’est ouverte. Sont arrivés
Président [interrompant] : quelle porte ?
Filip Müller : la porte de…
Président : de la cour du crématoire ?
Filip Müller : de la cour, oui
Président : du crématoire ?
Filip Müller : sur le côté, là où était l’hôpital militaire (Lazarett), un bâtiment servant d’hôpital militaire
Président : la porte vers l’extérieur, alors, vers la rue ?
Filip Müller : oui, vers la rue. Il y avait là deux portes, l’une qui était l’hôpital militaire et une deuxième sur le côté, là où était le service politique (Politische Abteilung) plus tard.
Président : oui
Filip Müller : sont arrivés environ 300 à 350 Juifs, des femmes et des enfants, ils sont entrés en civil. Il y avait aussi d’autres officiers que j’ai reconnus : Grabner, qui était le chef du service politique, comme je l’ai su plus tard. Il y avait aussi Aumeier et des sous-officiers qui étaient avec Stark, un Unterscharführer et un Rottenführer…  mel zrzavé vlasy a nosil brýle.
Interprète : jaké vlasy?
Filip Müller : cervené.
Interprète : des cheveux roux
Filip Müller : avec des cheveux roux … a mel takové diplomatické brýle.
Interprète : des lunettes de diplomate ( ??)
Filip Müller : non, pas des lunettes de diplomate, des…
Interprète : de forme carrée
Filip Müller : oui takové ctvercové, neohranicené, jenom otevrené.
Interprète : des lunettes ouvertes, sans monture
Filip Müller : sans monture. Et Stark commença : "Allez, déshabillez-vous tous !" Les deux autres étaient avec lui. Les officiers étaient debout de l’autre côté près de la porte. Je voudrais décrire à quoi ça ressemblait. Déjà, ces gens étaient des Juifs de Pologne. Nous l’avons constaté ensuite, lorsque nous avons dû sortir leurs affaires. Les gens, tels que nous les voyions, ne savaient pas où ils allaient. Mais ils savaient que ça n’allait pas. Il y a forcément qqchose qui ne va pas, quand on ordonne –aux femmes, aux enfants, aux hommes- « allez, allez, déshabillez-vous ! » Ils se regardent les uns les autres : qu’est-ce qui se passe ici ? et ils ne se pressent pas, je voudrais dire : aussi lentement que s’ils avaient voulu du temps pour spéculer, qu’est-ce qui peut…
Président : oui, ils se demandent ce qui pourrait se produire
Filip Müller : oui, lentement, ils réfléchissent. Et ça dure qqs minutes. Et Stark était là avec les deux membres de la SS, le Rottenführer et l’Unterscharführer, avec un fouet ils frappent, mais uniquement ceux qui étaient à leur portée, devant eux. "Allez, déshabillez-vous, déshabillez-vous !" Alors il y avait un homme qui veut enlever sa cravate, il veut se déshabiller, mais il ne l’a déjà plus. Il l’a enlevé auparavant.
Président : oui
Filip Müller : ou un autre enlève ses bottes. Il était choqué n’importe comment.
Président [interrompant] : il était complètement embrouillé 
Filip Müller : oui, et les petits enfants, quand ils disent ça, vont près de leurs parents, mais ils ne pleurent pas. Ils ne pleurent pas. Ils arrivaient probablement d’un ghetto, et ils ne pleurent pas, mais ils cherchent de l’air, comme ça. C’était comme ça pour ces 300 ou 350 personnes. Ils sont entrés dans une pièce, au crématoire, à droite, dans une petite pièce. Ils la traversent et entrent directement dans la chambre à gaz. La chambre à gaz, qui n’était pas aussi grande que les chambres à gaz de Birkenau que je décrirai. Il n’y avait pas de fenêtre, seulement au-dessus un ventilateur et de la lumière. Ils entrent. Ensuite la porte est fermée. Stark vient nous donner le 1er ordre : "sortez les affaires !" et nous mettons les affaires sur le côté gauche, là où … to krematorium melo rovnou strechu.
Interprète : le crématoire avait un toit plat.
Filip Müller : un toit plat, oui. … a odtamtud [sel] svah. Takze se tam [dalo] jít nahoru po svahu.
Interprète : il y avait là une pente
Filip Müller : sur laquelle on peut monter
Interprète : on pouvait y mettre des choses
Filip Müller : oui et en bas, sur le côté gauche, comme on le voit, on doit vite lancer ces vêtements et recouvrir avec qqs couvertures. Il y avait là des couvertures qu’on devait…
Président : poser par dessus
Filip Müller : poser par-dessus. Ensuite nous devions revenir et la porte se rouvrait alors. A nouveau des gens arrivaient, 300 ou 350. Et ça recommençait comme la 1ère fois. C’était comme ça. Après on n’était plus à l’intérieur. On n’était plus que dans la cour. On voit maintenant que toutes les portes étaient déjà fermées. Même la porte par laquelle on entre dans le crématorium, on la ferme. Stark sort, du côté où était la porte vers l’hôpital militaire. On entend alors  d’un seul coup de sévères … kasel
Interprète : toux
Filip Müller : toux. Et ils criaient, ces gens. On entendait les enfants, et tous criaient en même temps … bouchají na dvere
Interprète : ils tapaient à la porte
Filip Müller : jako z dálky je to slyset.
Interprète : même de loin on entend
Filip Müller : on entend comment ils tapent à la porte. Puis, peu à peu, ils tapent à nouveau puis plus autant, lentement, plus lentement , plus lentement, plus lentement, et encore des toux
Président : une toux et puis les cris se taisent
Filip Müller : ça se passe comme ça. D’un seul coup on a vu en haut, où était le four crématoire, Stark devant la porte avec un masque à gaz et deux boîtes.
Président : deux ?
Filip Müller : comme des conserves
Président : deux boîtes, d’accord
Filip Müller : deux boîtes. Il descend et commence –les deux aussi. Ensuite les officiers partent. Une fois ils étaient là, une autre non. Ca dépendait. Mais là ils partent et nous devons regrouper toutes les affaires et tout sortir des poches. Il y avait là une grosse caisse qui était ouverte. La boîte était encore ouverte, pas fermée. Nous y avons trouvé beaucoup d’argent. Il y avait des dollars, de l’or.
Président : des bijoux, des pierres précieuses, oui
Filip Müller : oui, de tout. Stark a parlé plus tard à un Unterscharführer  prénommé Klaus mais je ne le connais pas. Un Unterscharführer, il l’appelait "Klaus". Et au Rottenführer, que je ne connais donc pas … ten mel jenom zrzavé vlasy, si pamatuji.
Interprète : zrzavé?
Filip Müller : ano, cervené vlasy.
Interprète : cheveux roux
Filip Müller : il avait seulement des cheveux roux. Ces deux-là se tenaient là où …
Président : l’or arrivait
Filip Müller : et se remplissaient ...
Président : les poches
Filip Müller : les poches, oui. Alors on a dû, deux prisonniers ou trois, parce que c’était ...
Président : lourd
Filip Müller : oh, c’était lourd, de la prendre et la porter jusqu’à la baraque. La baraque de la section politique n’était alors encore qu’un bâtiment sous la cheminée. Et la cheminée n’était pas comme maintenant, elle était encore … byl kulatý.
Interprète : la cheminée était cylindrique
Filip Müller : cylindrique. Celle qu’il y a eu ensuite est une nouvelle. Une nouvelle cheminée a été construite au  crématoire  d’Auschwitz. Donc ils l’ont prise au bâtiment du service politique, et les autres sont partis vers une voiture. C’était, après avoir passé la porte vers l’hôpital des SS, à droite vers la Fahrbereitschaft.
Président : oui
Filip Müller : et là il y avait une … drevený vuz.
Interprète : une carriole
Filip Müller : une carriole que nous devons remplir avec les affaires et qui irait dans le camp, à la pièce des effets [Effektenkammer] pour les …
Président : décharger
Filip Müller : décharger. Alors des gazages, je n’en ai pas vu une fois mais des quantités, des quantités de fois.
Président : oui
Filip Müller : et je voudrais ajouter qu’on a toujours gazé. Je parle de mai / juin 1942, on a gazé, avant l’appel ou le soir après l’appel, jamais entre temps
Président : la journée
Filip Müller : pendant la journée. C’était comme ça, si l’intervention est à 3 h ½ ou 4 h, quand les prisonniers viennent, il est déjà 8 h et alors tout est déjà …
Président : accompli
Filip Müller : tout, tout. Mais je dois dire aussi à propos des premières crémations, comment nous devions procéder. Il y avait d’abord les "chauffeurs" [die Heizer] des crématoires. Mais lorsque nous y étions, il n’y en avait pas le samedi. Je me souviens des noms des chauffeurs. C’étaient trois Polonais, des prisonniers politiques. Ils s’appelaient Józek, Wacek und Mietek. Mietek est resté ensuite en tant que Kapo dans ce crématoire. On a gazé soit le soir après l’appel, soit tôt avant l’appel, de telle sorte qu’à 8 h il n’y avait plus que les affaires. On a gazé ainsi des gens trois fois par semaine. Ca se passait toujours tel que je l’ai décrit. Mais quand les officiers s’en allaient, alors c’était tellement affreux. Je ne témoigne que de ce que j’ai vu, pas de ce que j’ai entendu dire, et j’étais à deux mètres de Stark quand il a fait à une femme ce que je vais décrire. C’était lors d’un transport. Un transport de Juifs. L’un d’entre eux, peut-être était-il rabbin, il avait une…
Président : barbe
Filip Müller : et il était très petit. Les Polonais ne savaient jamais –c’est l’impression que j’en ai- où ils allaient, mais ils voyaient bien que qqch n’était pas normal. Les gens se déshabillent. L’un d’entre eux, le Rabbin –je ne sais pas s’il l’était- l’un de ces hommes, qui était de petite taille, se cache sous les affaires. Il y avait les autres, et lui sous les affaires
Président : qui s’était terré
Filip Müller : et quand est venu l’ordre de ramasser les affaires Stark l’a vu : "Ah, Israël, non ! viens-là, vite !" et il le met au mur. Il lui tire d’abord dans un pied. Il tombe. Il le laisse un peu par terre puis le redresse lui-même et lui tire dans l’autre pied. L’homme tombe. Il prend alors un coffre, alors que l’homme vit encore, avec les balles dans ses deux pieds. Il pose le coffre contre le mur et il assoit l’homme dessus, cet homme innocent, et tire sur lui une troisième fois…
Président : dans la tête
Filip Müller : ça je ne sais pas, si c’était dans la tête, mais il lui a tiré dessus de telle sorte qu’il en est mort. Voyez-vous, M. le Juge, je voulais seulement un peu, non, je ne voulais pas, je devais vous montrer qui était Stark. Un transport arrive. De nombreuses fois il a pris des femmes juives, huit, dix, cinq : "Sarah, au mur !" elles allaient toutes au gaz. Quand il prenait deux femmes, il allait auparavant à la section politique et ramenait un …
Interprète : un fusil
Filip Müller : un fusil. Mais on ne l’entendait pas, le fusil, il faisait seulement un "tschck"
Interprète : un silencieux
Filip Müller : il l’empaquetait toujours, et en haut dépassait une petite cartouche avec un Z, une petite cartouche rouge. Et il se met devant les deux femmes –c’était après le gazage, mais ça ne s’est pas produit une fois, mais des quantités de fois- il se met devant les femmes et elles voient qu’il les vise. Elles … si klekla.
Président : elle tremble
Interprète : elle s’agenouille
Filip Müller : elle s’agenouille et elle dit, parce qu’elle ne sait pas qui est Stark : "M. le Commandant, je vous en prie, laissez-moi vivre. Je n’ai rien fait" et lui "allez, Sarah, debout ! Sarah, debout ! Allez, tu dois te relever !" il parle comme ça. Et puis il tire une première fois, ici ou là, ensuite à nouveau dans les pieds. Les cinq, si elles étaient cinq, devaient regarder les autres. On ne peut pas décrire ça. Et puis il les abattait toutes. Je ne veux plus me rappeler de tels souvenirs, d’aussi terribles. Je dis ceci : je vois Stark, toute ma vie durant. Toute ma vie. Où que j’aille, je le vois. C’est terrible.
     Un autre exemple concret : de bonne heure nous intervenons pour un transport. Après que le transport fut gazé, les gens –quand on ouvrait les paquets- les gens avaient de petits paquets avec eux, du pain, et c’était par terre. Il était encore tôt lorsque les commandos intervenaient. Ils étaient déjà tous gazés, il pouvait être, je ne sais pas, 7 ou 8 h. [Pause]  La porte avait une … skvíru, mel dole díru.
Interprète : la porte avait une fente en bas
Filip Müller : en bas, et les prisonniers qui travaillaient … metou, metar i.
Président : avaient lancé le pain
Filip Müller : metou zem. Metari.
Interprète : oui, ils l’avaient envoyé
Filip Müller : un commando passe. Ils voient qu’à la porte il y a un morceau de pain
Président : dans la fente, c’est ça ?
Filip Müller : oui, dans la fente, et maintenant il a été donné du côté des prisonniers. Une fois il a vu ça, Stark. Comme électrisé, il a bondi et ramené trois prisonniers, c’étaient des prisonniers, pas des Juifs, c’étaient, si je me souviens bien, des Allemands qui étaient Témoins de Jéhovah. Il les a fait souffrir deux heures jusqu’à ce qu’il les abatte. C’est un exemple.
        Ca a duré 6 semaines, à voir faire Stark durant ce travail. Pour le moins il doit -je dis pour le moins- avoir envoyé lui-même 10.000 à 11.000 personnes au gazage. Il les envoie au gazage, et les gaze aussi. Parce que à cette époque-là, l’année 1942, ce n’était pas encore la voiture avec le sigle de la Croix-Rouge qui venait et qui officiait. Ce n’était pas encore comme ça. Il le faisait lui-même avec deux sous-officiers qui l’aidaient. Quand Stark frappe, ils frappent aussi. Il était l’initiateur. Ce qu’il fait, ils le font aussi, comme s’ils avaient peur de lui. Je ne peux pas l’exprimer autrement. Au moins 10.000 à 11.000 personnes ont été gazées, au moins, je l’ai vu de mes yeux, à deux mètres de moi. C’est l’une des choses qu’il a faites. Tout le travail du Fischl-Kommandos –je dois nommer Fischl, Stark se souviendra bien du prisonnier Fischl, c’est lui qui a donné ce nom de Fischl- Kommando
Président : oui
Filip Müller : le travail dans ce Fischl-Kommando concernait seulement les affaires, d’abord, et nous ne travaillions pas plus de deux heures. Quand nous intervenions à 3 h ½, il n’y avait plus rien à faire à partir de 8 h et pour le reste de la journée. Nous allons alors au Bunker. Nous devons y aller avec lui ou avec le Blockführer qui nous conduisait à travers les rues du camps au Bunker, Block 11, cellule 13, durant ces six semaines environ.
Président : et combien de temps y êtes-vous resté ?
Filip Müller : au crématoire d’Auschwitz, jusqu’à la fin juin ou le début août, je ne sais plus
Président : alors combien de semaines environ ?
Filip Müller : 6 semaines
Président : et vous disiez que vous êtes arrivé quand environ ?
Filip Müller : le 13 avril
Président : le 13 avril vous arrivez à Auschwitz
Filip Müller : je suis arrivé à Auschwitz et le 14 ou le 15 avril je suis allé à Birkenau. Là je suis resté environ 3 ou 4 jours, puis je suis revenu au Block 11, ensuite j’ai été envoyé quelques jours, 8 ou 10 à Buna, et le samedi je suis arrivé au "Sonderkommando", au Fischl-Kommando, si je dois le dire comme ça, comme Stark le disait.
Président : c’était donc la fin avril, c’est ça ?
Filip Müller : mai je crois
Président : en mai au Fischl-Kommando où vous êtes resté jusque ?
Filip Müller : jusque fin juin
Président : jusque fin juin ?
Filip Müller : juin 1942
Président : et ensuite, ou êtes-vous allé ?
Filip Müller : voilà comment ça s’est passé. Mais il faut alors aussi que je vous décrive comment je suis sorti du crématoire. Soit Stark soit l’Unterscharführer nous ont conduit au bureau du Blockführer, puis de là au camp. Mais la dernière fois déjà, je ne sais pas pourquoi … ci snad z pohodlnosti
Interprète : du confort
Filip Müller : aux portes il y avait des détenus et un Arbeitsdienst et ils ont dit : „Emmenez les prisonniers dans le camp !“ Oui, c’était déjà vers la fin du temps où j’y étais. Il nous a emmené dans le camp. L’Arbeitsdienst est venu et m’a dit : „toi, si tu m’apportes beaucoup de dollars -il a dit « beaucoup », il n’a pas dit combien- je te sortirai de là". Alors je l’ai fait.
Président : que lui avez-vous apporté ?
Filip Müller : j’ai apporté au prisonnier un gros paquet de dollars américains
Président : oui
Filip Müller : C’était tôt. Lorsque nous revenions, je les lui ai donnés et il m’a dit : „Reste là“. De l’autre côté de l’endroit où il y avait la cuisine, il y avait un Block, et il m’a dit : "reste ici aux lavabos". Je suis resté et quand il est revenu, il m’a emmené au Block 14. J’ai travaillé au Block 14. Plus tard j’ai été transporté à Buna, Monowitz.
Président : alors vous été transporté, avec les gens qui étaient au Block 14, à Buna ?
Filip Müller : à Buna, oui. Donc jusqu’au printemps 1943 j’étais à Monowitz. A Monowitz j’ai été frappé sur … na pravé stehno.
Interprète : sur la cuisse droite
Filip Müller : j’ai reçu un  … spadlo mi tam jedno bremeno, jedno zelezo.
Interprète : une pièce de métal est tombée sur lui … na stehno, nebo ? Une pièce de métal est tombée sur sa cuisse droite.
Filip Müller : oui. Ca a produit un gros phlegmon. Je ne pouvais plus travailler. Au Krankenbau j’avais peur de ce qui allait se passer. Un jour, un Unterscharführer est venu nous voir. On était trois. L’un avait, je crois, le thyphus, il avait de la fièvre. Et on ne travaillait pas. Alors on s’est cachés. Il nous a vus, nous a fait sortir, et le soir suivant nous sommes partis à Birkenau avec 30 autres prisonniers. A Birkenau, c’était le plus long
Président [interrompant] : comment ça, à ? vous habitiez encore au 14, avez-vous dit ?
Filip Müller : oui, au Block 14.
Président : à Auschwitz.
Filip Müller : du Block 14 je suis allé à Buna.
Président : ah, vous avez été emmené à Buna
Filip Müller : à Monowitz, oui. Ensuite je suis allé de Buna à Birkenau en tant que "Musulman". Et à Birkenau –c’était le dernier Block à gauche, je ne sais plus son numéro- il y avait de bons amis à moi, que je connaissais, l’un était Josef Vacek et l’autre le Docteur Cespiva. On parlait entre nous : "tu es Slovaque, de quel endroit es-tu ?". Grâce à eux je suis resté là et ils m’ont donné des médicaments. Cespiva voulait m’opérer. Il disait : "si on t’opérait, tu pourrais être remis en qqs jours, mais je ne peux pas". Nous étions 10 dans une pièce, à n’avoir que des médicaments. Quand le SDG vient, nous devons prendre les médicaments devant lui. Et puis Vacek a fini par réussir à faire en sorte que je puisse aller…
Président : en salle d’opération
Filip Müller : on n’était déjà plus au début mais à la fin du printemps. Je suis alors allé dans un bloc à Birkenau. Ils avaient écrit : "travail léger assis"
Président : oui, au Block de repos (Schonungsblock)
Filip Müller : oui, „travail léger assis“ et "épluchage de pommes de terre". Je suis resté quelques jours à l’épluchage de pommes de terre. Une fois, les officiers sont venus. J’ai pensé : je peux m’annoncer (anmelden), très bien. Schwarzhuber et l’autre, Aumeier, sait qu’il me connaît. Il dit "que fais-tu ici ?“ bon. Et je regarde, j’étais encore bien…
Président : maigre
Filip Müller : maigre. D’où pouvait-il…
Président : se souvenir de moi
Filip Müller : se souvenir de moi. Et il m’amène à la porte. Non, c’est le "Pipel", le factotum, qui va au bureau du Blockführer, et arrive un membre de la SS, qui m’amène à la porte. Là j’attends à peu près une heure. J’ai cru que j’allais être abattu. Mais non, il m’emmène au Block 13 à Birkenau. C’était déjà … to bylo v léte.
Interprète : c’était déjà l’été
Filip Müller : vers l’été. Il y avait là le grand „commando spécial“ (Sonderkommando) de Birkenau, qui travaillait déjà dans les grands –comme on les a appelés-
Président [interrompant] : crématoires
Filip Müller : „usines des crématoires“
Président : monsieur, avez-vous connu aussi l’accusé Boger ?
Filip Müller : je l’ai bien connu
Président : personnellement ?
Filip Müller : oui
Président : où l’avez-vous connu personnellement ?
Filip Müller : je peux le raconter. En 1942, je n’avais encore jamais vu Boger. Je ne l’avais pas vu. Mais en 1943, quand j’étais au crématoire –je raconterai comment je suis arrivé au crématoire- il est venu souvent, toujours en vélo, en bicyclette, avec un porte-documents
Président [interrompant] : avec une bicyclette ou une motocyclette ?
Filip Müller : non, une bicyclette. Je l’ai vu avec une bicyclette. Lorsqu’il venait, je savais qu’une demi-heure plus tard arriverait un groupe. Pas un transport qui serait gazé, mais un transport qui serait fusillé. Parce qu’au crématoire 4 [KV] où j’étais après, on fusillait. C’est l’Oberscharführer Voss et le Rottenführer Gorges, Johann Gorges, qui fut ensuite Unterscharführer, qui fusillaient.
        Alors quand Boger vient, on sait qu’une demi-heure après, voire même 10 ou 20 mn, des prisonniers arriveraient pour être fusillés. Soit il s’agissait de prisonniers, soit de petits transports qui venaient du Bunker. Des Juifs, des enfants, … Ce n’étaient pas des gens qui venaient d’un ghetto, c’était des gens qui s’étaient cachés dans un abri enterré et qu’ils ont trouvés. C’était toujours un véhicule qui les amenait, un véhicule civil avec un … malý fousky.
Interprète : une sorte de petit [inaudible]
Filip Müller : un chauffeur dans un camion. D’après ce que nous avons entendu, ils étaient envoyés par Katowice, par la gestapo de Katowice. Et ces personnes étaient abattues. Le Sonderkommando disait de Boger „Voilà le Malech Hamuwes“.  Ca signifie : „Voilà la mort“. On avait surnommé Boger comme ça au crématoire "voilà le Malech Hamuwes" en yiddish ça veut dire "voilà la mort". Quand Boger arrive on ne dit pas "voilà Boger" mais "voilà le Malech Hamuwes".
    Et il a seulement les papiers parce qu’il est passé auparavant voir l’Unterscharführer Gorges ou Voss, suivant qui était là, et après arrive le transport. Ce qu’il faisait au bureau, je l’ignore. Ensuite ces personnes ont été abattues. J’ai aussi
Président [interrompant] : qui tirait ?
Filip Müller : c’est l’Oberscharführer Voss et l’Unterscharführer Gorges, eux deux. Je n’y ai jamais vu Stark.  
Président : vous parliez de Boger, lui ne tirait pas

- Coupure -

Filip Müller : c’était déjà à l’automne 44. Le Scharführer Hermann Buch est venu, c’était un membre de la SS assez âgé, je crois qu’il était Scharführer. Il pouvait avoir 46 à 50 ans. Il était toujours ivre. Avec lui, avec Buch, la discipline à l’égard des prisonniers était plus...
Président : relachée
Filip Müller : quoi qu’il en soit, il buvait, de la vodka ou autre
Président : du schnaps.
Filip Müller : et il prenait toujours 4 ou 5 prisonniers pour la pompe, une pompe à eau, et on allait au camp des femmes. Combien de fois ça s’est produit ? Les prisonniers l’ont vu, comment il était avec les femmes… mais pour nous c’était plutôt bien, dirais-je, qu’il soit comme ça. Pour les prisonniers.
Président : à quel crématoire était Buch?
Filip Müller : il était au crématoire 4. C'est-à-dire, je ne sais pas comment le dire, mais on ne nommait pas les crématoires d’Auschwitz.
Président : vous ne les nommiez pas. Donc c’était le 4è gros crématoire de Birkenau.
Filip Müller : à Birkenau. A ce moment-là est arrivé un transport de Slovaques pour le gazage. Boger y était aussi. Il était souvent là, la plupart du temps, quand je l’ai vu c’était toujours avant les exécutions, comme je l’ai expliqué. Et une fois –les personnes étaient déjà enfermées- on a…
Président [interrompant] : dans les chambres à gaz, c’est ça
Filip Müller : oui. Mais une chambre à gaz du crématoire 4 n’était pas…
Président : fermée
Filip Müller : fermée, oui, parce que la discipline était déjà… donc, M. Le Juge, on envoie le gaz et les gens, ce qui est logique, vont vers les portes.
Président : les pousser
Filip Müller : mais comme elles étaient ouvertes -parce que normalement on doit les visser- les gens sortent dans la cour, déjà à moitié…
Président : asphyxiés
Filip Müller : asphyxiés par le gaz, ils s’échappent dans la cour –ils pouvaient être 150 à 200 personnes- et les autres ont voulu, quand ils ont vu ça
Président [interrompant] : retenir
Filip Müller : ceux qui courent de l’autre côté. Il y avait alors déjà des fils, des fils électrifiés dans la cour du crématoire de l’autre côté
Président : protégés
Filip Müller : oui, et Boger était là avec les autres. Les conducteurs aussi ont tiré, ceux qui, comme je l’ai déjà dit, prenaient les vêtements des gens gazés. Les conducteurs, tous ceux qui étaient là. Mais Boger je le connaissais déjà. Il y avait là Buch, Kramer le Commandant, et les conducteurs, certains Blockführer, parce que les Blockführer étaient souvent là aussi aux gazages. Ils étaient là aussi. Et il y avait donc aussi Boger. Boger a tiré sur les gens. Je l’ai vu. A 10 ou 15 mètres, peut-être 20, je ne peux plus préciser. Mais je l’ai vu. C’est seulement cette fois-là qu’il est venu au crématoire pas seulement pour
Président : apporter les papiers
Filip Müller : oui, avec un porte-document –je crois que c’était un porte-document- il va voir le Kommandoführer et ils discutent. Mais on savait déjà : "Le Malech Hamuwes arrive" c’est-à-dire "la mort arrive" et les gens vont être abattus, des politiques et aussi des Juifs qui s’étaient trouvé un petit abri enterré dans le ghetto.
Président : Oui. Nous allons maintenant faire une pause.

- Coupure -

Président : Auschwitz I et avant d’être au crématoire, à Buna. C’est ça ?
Filip Müller : oui
Président : à Buna. Et combien de temps êtes-vous resté à Buna ?
Filip Müller : à Buna, jusqu’au printemps 1943
Président : 43. Que s’est-il passé alors ? Vous êtes allés à l’hôpital, nous avez-vous dit, ensuite à ce commando d’éplucheurs de pommes de terre, puis vous êtes revenu, cette fois au Sonderkommando.
Filip Müller : au Sonderkommando et dans un Block
Président : et c’était ?
Filip Müller : c’était déjà …  v léte.
Interprète : l’été
Filip Müller : en été 43
Président : et combien de temps êtes-vous resté dans ce commando ?
Filip Müller : dans ce commando, jusqu’à l’évacuation d’Auschwitz.
Président : le 18 janvier 45.
Filip Müller : oui, 18 janvier 1945.
Président : à quel crématoire êtes-vous d’abord allé ?
Filip Müller : je suis d’abord allé au crématoire I
Président : au crématoire 1. Vous prenez maintenant l’appellation par chiffres de Birkenau ? 
Filip Müller : oui, Birkenau
Président : qui était alors le chef de ce commando ?
Filip Müller : le chef des 4 commandos était alors l’Oberscharführer Voss.
Président : Voss. Et au crématoire 1, qui était votre supérieur ?
Filip Müller : il y avait un Kommandoführer, c’était un Rottenführer, un haut membre de la SS
Président : un Rottenführer?
Filip Müller : oui, un Rottenführer.
Président : comment il s’appelle, le savez-vous ? Non. Combien de temps êtes-vous resté au crématoire 1 ?
Filip Müller : j’y suis resté quelques semaines, cinq à six semaines. Peut-être un peu moins, je ne sais plus bien
Président : donc vous avez dit qu’à l’été 43 vous y êtes arrivé et y êtes resté 5 à 6 semaines ?
Filip Müller : 4, 5 ou 6, je ne sais pas
Président : oui. Et ensuite ?
Filip Müller : ensuite j’ai été livré au crématoire 4 [c'est à dire le K V]
Président : c’était peut-être déjà en automne, à l’automne 1943
Filip Müller : non, ce n’était pas encore l’automne, c’était encore l’été
Président : donc en été 1943 au crématoire 4. Et qui était votre supérieur là-bas ?
Filip Müller : il y avait le Kommandoführer –dont je me souviens très bien parce qu’il y a été tout le temps, jusqu’en 44- le Rottenführer Gorges.
Président : Gorges
Filip Müller : Gorges. Ensuite il était Unterscharführer.
Président : oui. Et vous avez travaillé là jusqu’à l’évacuation ?
Filip Müller : jusqu’à l’évacuation le 18 janvier 1945
Président : le crématoire 4 a fonctionné jusqu’au 18 janvier 45 ?
Filip Müller : oui, jusqu’au 18 janvier 45  
Président : et là, que deviez-vous faire ?
Filip Müller : je travaillais comme „chauffeur“ (Heizer) près des deux fours
Président : tout le temps ?
Filip Müller : tout le temps, et la plupart du temps on habitait au Block 13. Je le formulerais comme ça : on est arrivés à Birkenau, il y avait là un Sonderkommando un peu meilleur pour les prisonniers qui y travaillaient parce qu’il n’était pas dans un Bunker. Le Block 13, où habitait le Sonderkommando, était un bloc normal. Les prisonniers qui étaient là devaient faire attention à ne pas en sortir. Nous n’avions pas le droit, avec les autres, de
Président [interrompant] : parler
Filip Müller : de parler aux prisonniers. Il y avait là le Blockälteste Szawinski, Serge Szawinski, il avait le n° 28.000 et quelques. Un Français originaire de Pologne. Il parlait aussi polonais et yiddish. La vie du prisonnier, comparée à celle au Block 11 où on était dans le Bunker, était meilleure. J’ai pu sortir de ce Block à de nombreuses reprises.   
Président : au Block 11, avez-vous été tout le temps dans cette pièce obscure ?
Filip Müller : non, non, seulement après le [confus]
Président : oui, et ensuite vous êtes allés dans la cellule 13 ?
Filip Müller : dans la cellule 13.
Président : qu’avez-vous fait les 5 à 6 semaines où vous étiez au crématoire 1 [= K II] ?
Filip Müller : à Auschwitz?
Président : non, à Birkenau.
Filip Müller : à Birkenau, alors les premiers jours où nous y étions, vint un transport qui ne fut pas gazé
Président : les crématoires n’étaient pas en service ?
Filip Müller : ils étaient finis, mais…
Président : mais ils n’étaient pas en service
Filip Müller : ils ont peut-être été en service une fois ou deux plus tard, je ne peux plus vous dire
Président : oui
Filip Müller : mais sinon on a travaillé dehors. Le Kapo était Kaminski. Mais à cette époque-là il y avait l’Oberkapo, un prisonnier du Reich allemand, un vieil homme
Président [interrompant] : et donc, qu’avez-vous fait durant ces 5 à 6 semaines ?
Filip Müller : nous avons travaillé à l’extérieur
Président : vous ne deviez pas être employés pour le four crématoire en principe, durant ces 5 à 6 semaines ?
Filip Müller : j’ai dû aller deux ou trois fois auprès des fours, parce qu’il n’y avait pas d’arrivées de convois. Nous avons travaillé dehors, dans la cour, à aplanir, ce genre de travaux, au coke, ...
Président [interrompant] : et sinon vous n’avez travaillé que deux fois aux fours ? N’aidiez-vous pas les autres prisonniers qui ont vidé les chambres à gaz des corps ?
Filip Müller : je ne peux pas dire ce qu’ont fait les autres prisonniers. Les prisonniers n’ont pas
Président [interrompant] : oui mais c’était un Sonderkommando de prisonniers qui était aux chambres à gaz et devait conduire les personnes dans les chambres à gaz afin qu’ils ne s’opposent pas, qui devaient les calmer et leur dire : "c’est une douche que vous allez prendre" etc etc. Il y avait bien là un commando de prisonniers, nous l’avons déjà vu sur des images.
Filip Müller : je vais vous dire comment c’était. A l’époque, quand je suis arrivé au crématoire, au début, c’était en été 43. Ensuite, quand je suis arrivé au crématoire 4, il y avait des cas où les prisonniers des Sonderkommandos... bon, alors, ce n’était pas comme on l’a dit, ces dix prisonniers qui travaillaient ici et là. On a pris 50 à 60 prisonniers et on les a répartis sur différents travaux.
Président : vous parlez seulement du Sonderkommando ?
Filip Müller : oui, du Sonderkommando. Différents travaux. Ramasser les affaires, le gazage, non pas le gazage, je veux dire…
Président : conduire aux chambres à gaz ?
Filip Müller : non, pas aux chambres à gaz.
Président : non
Filip Müller : jamais, ça ne s’est jamais produit. Les affaires, ensuite les dents…
Président : les extractions
Filip Müller : les extractions, les
Président [interrompant] : cheveux à couper
Filip Müller : les cheveux à couper. Au monte-charge, ceux qui
Président [interrompant] : s’occupent des personnes mortes
Filip Müller : oui, des personnes mortes
Président : oui. Mais je vous demandais ce qu’il en était du commando qui devait s’occuper de ce que les prisonniers qui arrivaient se déshabillent et aillent ensuite aux chambres à gaz, soi-disant pour prendre une douche ou un bain, comme on le leur disait.
Filip Müller : oui, je comprends. Au cours de l’année 1943 il y a eu des cas –deux ou trois, je ne me souviens plus- au crématoire 4 où un ou deux prisonniers ont dit aux gens où ils allaient. A ce propos j’ai d’ailleurs vu un cas. C’était sous l’Unterscharführer Gorges. Un homme arrivant d’un transport est venu vers lui et a demandé : „nous allons à la mort ?“  et
Président [interrompant] : à Gorges ?
Filip Müller : oui. Et il a demandé : „qui vous l’a dit ?“ alors il a montré un prisonnier. Le prisonnier a été …  zaziva spálenej.
Interprète : a été brûlé vivant
Filip Müller : brûlé vivant
Filip Müller : Une telle chose s’est produite plusieurs fois. L’année 1943 on ne peut pas dire qu’il y ait eu au Sonderkommando des prisonniers qui n’aient fait qu’un seul travail. Il n’y avait pas de prisonniers particuliers, seulement le commando, comme vous dites
Président [interrompant] : faisait entrer
Filip Müller : faisait entrer les gens ou pas. Ils étaient nus, ils étaient à l’intérieur.
Président : qui se tenait là ?
Filip Müller : les prisonniers
Président : lesquels ?
Filip Müller : 30 à 35
Président : du Sonderkommando ?
Filip Müller : du Sonderkommando, au déshabillage. Et quand le dernier prisonnier…
Président : est déshabillé
Filip Müller : quand le dernier est déshabillé et va dans la chambre à gaz, on doit vite ramasser les affaires parce que des véhicules les attendent déjà, et on doit les charger, ces affaires, sur le véhicule.
      Au moment des convois Hongrois, lorsqu’ils arrivaient, j’étais au Bunker, celui où on avait brûlé les corps des fosses. Lorsque Moll était encore là, l’Hauptscharführer Moll –il y a eu encore deux cas, au Bunker- il le faisait, mais c’était déjà à la fin, que des prisonniers ont choisi, qui n’auraient pas dû être là où les gens se déshabillaient, seulement ceux-là pouvaient y être, mais auparavant non. Ca ne se produisait pas.
Président [interrompant] : donc vous dites qu’auparavant tous les prisonniers employés au crématoire étaient susceptibles d’accomplir toutes les sortes de taches ?
Filip Müller : oui
Président : c’est à dire qu’il n’y avait pas une personne devant les fours qui ne devait que brûler les cadavres, mais qu’il devait aussi aller auparavant dans la salle de déshabillage et ensuite sortir tous les vêtements
Filip Müller : oui
Président : et avez-vous été parmi ceux qui emportaient les vêtements et allaient dans ces vestiaires ?
Filip Müller : souvent
Président : dites-nous aussi, s’il vous plaît, vous êtes arrivé l’été 43 au crématoire 4. Vous nous avez parlé des activités quotidiennes, mais il y eut aussi une révolte au crématoire. Que savez-vous à ce sujet ?
Filip Müller : oui, j’étais là lors de la révolte et je peux en parler. Mais, M. le juge, je voudrais dire encore qqchose sur l’année 1942.
Président : oui
Filip Müller : je vous demande, si cela est possible…
Président [interrompant] : où était-ce ?
Filip Müller : encore à Auschwitz
Président : à Auschwitz I, n’est-ce pas ?
Filip Müller : à Auschwitz. Il me faut dire cela encore, c’est encore à propos de Stark. J’ai donc dit que le Fischl-Kommando, le Sonderkommando, regroupait les affaires et ensuite restait dans le Bunker. Chaque jour, le chef de commando prend les 7 prisonniers qui sont là, pour les faire sortir.
Président : oui
Filip Müller : c’était dans la cour du Block 11. Stark a aussi abattu des hommes au mur du Block 11, là où nous étions au début. Parce que nous devions prendre les corps –c’était comme ça au début- dans des caisses, c’étaient des caisses pour...
Président : les mettre
Filip Müller : les mettre. Ensuite c’était un gros véhicule, une
Président [interrompant] : charrette  
Filip Müller : nous devions avec les corps, comme ça…
Président : les empiler
Filip Müller : et ensuite mettre une grosse
Président [interrompant] : bâche par-dessus
Filip Müller : et partir avec cette voiture au crématoire. Mais nous la laissions rarement seulement là. En 1942, les six semaines que j’y ai passé Stark avait aussi abattu des gens. Il s’agissait des transports de Juifs peu nombreux, qu’on envoyait au Bunker, desquels j’ai déjà parlé. 80, 100, 120, 60 une fois. Et nous devions y être. Ca se passait comme ça : les Kapos qui étaient présents, c’étaient des prisonniers, prenaient par la main les…
Président : les gens qui allaient être abattus
Filip Müller : ils les conduisaient. Stark avait une carabine. L’homme se tient là et lui il tire, ça faisait juste comme ça [il imite le bruit]
Président : il y avait un silencieux
Filip Müller : ensuite nous devions mettre les corps des gens abattus dans les caisses, ensuite sur la charrette. Il y avait là aussi deux membres de la SS qui ont travaillé ensemble à la chambre à gaz, le Rottenführer du service politique et l’Unterscharführer. On ne gazait pas au crématoire d’Auschwitz quand 80 à 100 personnes arrivaient, elles n’étaient pas gazées dans cette chambre à gaz. C’est seulement quand ils étaient plus nombreux, 600, 700 ou 300. Alors lorsque plus de 60, 70, 80 ou 100 personnes arrivaient, l’Unterscharführer venait aussi pour les abattre. Ils tiraient en même temps, à deux.
Président : vous ne savez pas comment s’appelait l’Unterscharführer ?
Filip Müller : ils parlaient ensemble, "Klaus" il lui disait toujours, "Klaus". Mais le Rottenführer je ne sais plus.
Président : savez-vous à quoi ressemblait ce Klaus ?
Filip Müller : je l’ai déjà vu
Président : où ?
Filip Müller : [Pause] et je pourrais dire aussi comment il faisait. Il avait un uniforme (? Monteuruniform). Quand Stark tirait, il ne le faisait qu’avec cet uniforme SS . Celui, celui qui…
Président : Klaus
Filip Müller : Klaus, quand il tirait avait toujours un "Monteur" bleu
Président :  pardon ? un bleu ?
Filip Müller : montérky, jako pracovní oblek.
Interprète : il avait un costume de "monteur". Un veston de "monteur" bleu
Président : avait-il des lunettes, Klaus ?
Filip Müller : qu’est-ce que c’est ?
Président : dites-lui ce que sont des lunettes
Interprète : des lunettes : zdali nosil brejle? Mel ten Klaus brejle?
Filip Müller : [...] Nevidel jsem ho v brejlích.
Interprète : je ne l’ai pas vu avec des lunettes
Filip Müller : je crois qu’il n’en avait pas. Je crois parce que
Président [interrompant] : vous croyez qu’il ne portait pas de lunettes ?
Filip Müller : non, parce qu’il était seulement… L’initiateur de toute l’exécution était Stark. Ce que Stark faisait, il le faisait aussi, et le Rottenführer aussi avec eux
Président : le Rottenführer a aussi tiré
Filip Müller : le Rottenführer non. Le Rottenführer je ne l’ai jamais
Président [interrompant] : vous ne l’avez jamais vu. Et Klaus ?
Filip Müller : oui
Président : il tirait aussi ?
Filip Müller : quand beaucoup devaient être abattus, ils tiraient à deux, et il avait une bleue, une...
Président : un équipement de serrurier ( ? Schlossermontur), c’est ça ?
Filip Müller : oui
Président : donc vous vouliez ajouter cela. Maintenant, revenons à l’été 1943. Vous êtes alors au crématoire 4. Combien de temps ce crématoire a t-il brûlé des cadavres ?
Filip Müller : des cadavres ont été brûlés au crématoire 4 jusqu’à
Président [interrompant] : la fermeture
Filip Müller : la fermeture, mais pas les gazages
Président : jusqu’à quand ?
Filip Müller : un à deux mois auparavant
Président : alors fin 1943 vous voulez dire ?
Filip Müller : non, fin 1944
Président : 44, bien sûr
Filip Müller : 44 aux environ de novembre déjà ... seuls les cadavres de l’hôpital arrivaient encore, avec une voiture, un gros véhicule, la voiture les laissait...
Président : dites-nous maintenant s’il vous plaît ce qu’il en est de la révolte au crématoire
Filip Müller : oh, il faut que je décrive davantage. La révolte, là où j’étais, elle devait avoir lieu en 1943. En 1943 l’organisation des prisonniers de Birkenau, du BIId, vint nous voir lorsqu’on était encore au Block 13 avec le Kapo Kaminski du K I. C’était l’organisateur de cette révolte au crématoire. Il lui ont posé la situation comme ça –parce que j’ai souvent parlé avec lui- que le Sonderkommando était condamné à la mort, c’est certain, alors si le Sonderkommando fait une révolte, ça pourrait être de telle sorte que tout le camp participe. C’était en 1943. Mais il y avait aussi une situation, on doit l’appeler comme ça, il y avait aussi des prisonniers, on ne pouvait pas dire à tous ce que nous voulions faire
Président : ça devait rester secret, oui
Filip Müller : non pas parce qu’ils auraient trahi, mais il y avait des détenus qui…
Président : craintifs
Filip Müller : désespérés
Président : angoissés
Filip Müller : vous comprenez ? certains avaient dit, quand on en avait un peu parlé : "ah, on ne le fera pas, ça n’a aucun sens". Il y avait aussi des prisonniers comme ça. Vivre encore une heure, encore une minute, encore cinq secondes, 24 h, c’est bien. Qui sait ce qui peut arriver en 24 h.. Certains avaient ce point de vue. Il y en avait aussi une seconde sorte : des gens qui étaient tellement apathiques que tout leur était devenu égal. Leurs enfants avaient été gazés, ils n’avaient plus personne, ils étaient déjà tellement…
Président : ils étaient moralement détruits
Filip Müller : tellement qu’ils ne pouvaient déjà plus
Président [interrompant] : ils ne pensaient plus
Filip Müller : penser. Ce n’étaient plus des humains, c’étaient des robots. Enfin le 3ème cas, la plupart, ils étaient nombreux, ceux qui acceptaient ce plan [...] mais alors ça recommençait. Beaucoup de prisonniers voulaient que ce soit tout de suite. Ils disaient : il ne faut pas attendre l’organisation, pas attendre, mais si nous intervenons
Président [interrompant] : frappons rapidement
Filip Müller : la seconde moitié de ceux qui, avec les plans...
Président : du camp étaient d’accord
Filip Müller : oui … souhlasili tedy se vzpourou.
Interprète : ceux-là étaient d'accord et acceptaient la révolte.
Filip Müller : ceux qui étaient d’accord se répartissaient en deux camps. Les seconds disaient : on doit attendre parce qu’on a besoin de mettre tout en place. Et ça a duré comme ça. Et puis le Kapo Kaminski revient nous voir et nous dit : „maintenant, vous devez faire la chose suivante : notez chaque transport et combien de personnes ont été gazées. Vous devez prendre des photos de ces gens. Vous devez observer les prisonniers, ceux qui ne sont pas désespérés, pour savoir quel genre de caractère ils ont ». Poznat je, poznat jejich charakter.
Interprète : connaître leur caractère
Filip Müller : "les connaître afin que nous soyons plus nombreux". Mais nous ne parlions pas encore de comment nous allions procéder
Président [interrompant] : de comment devait se passer la révolte, oui
Filip Müller : et puis ça va, ça va. Mais de nouveau en 1944 ça n’allait à nouveau plus
Président : je pense en 43, non ?
Filip Müller : pendant toute l’année 43 on a réuni des photos
Président : pour en faire quoi ?
Filip Müller : on écrivait dessus combien de personnes avaient été déportées, quels membres de la SS étaient présents, qui y était, qui y avait travaillé, etc. Mais rien concrètement comme le fait de mettre en place la révolte. C’était plus tard. Lorsque les prisonniers ont été séparés en deux parties, ils étaient nerveux. Certains voulaient agir de suite, les autres pas. Les premiers disaient "ça a déjà duré trop longtemps, il va y avoir une autre sélection et
Président [interrompant] : et j’en serai“
Filip Müller : oui, „et j’en serai“. Alors quoi faire ? C’était durant l’année 1943. En 1944, en mai, alors que les Hongrois arrivaient, le Hauptscharführer Moll vient. Moll était plus vieux que Stark. Stark pouvait avoir 21 ans quand je l’ai vu. Le Hauptscharführer Moll n’avait qu’un oeil, c’était l’organisateur général des crémations. Il faisait ça avec un tel amour [oui, il dit : Er machte es mit so einer Liebe]  la crémation, comme un directeur quand il crée une usine. Il faisait régner une discipline très dure. Avec les commandos il faisait comme ça : "j’ai besoin de 50 hommes" pas ceux que les Kapos désignaient, "celui-là et celui-là" lui-même choisissait les prisonniers et j’ai souvent été parmi ceux-là, mon numéro est 29.236 et le prisonnier de France, qui a un numéro dans les 28 mille, Stanislaw Jankowski. Alors les prisonniers les plus vieux devaient aller au Bunker. La discipline était telle que les hommes qui avaient déjà été ensemble se retrouvent d’un seul coup...
Président :  à part
Filip Müller : à part. Mais je pense qu’il ne savait pas que nous avions des plans. C’était comme ça l’année 1944. Et puis en 1944 le Kapo Kaminski a été abattu
Président : comment cela est-il arrivé ?
Filip Müller : il a été abattu au crématoire 4. En bas, dans la cour où les …  kde byly yykopaný jámy, kde se pálilo.
Interprète : les fosses enlevées étaient là [...]
Filip Müller : il y avaient eu des fosses là. Je vais raconter. C’était la nuit où le camp des Tziganes a été gazé. Le camp des Tziganes a été gazé au crématoire 4.
Président : et quand était-ce ?
Filip Müller : c’était en 44, après les transports Hongrois je crois. Après les transports Hongrois
Président : vous souvenez-vous du mois ?
Filip Müller : je…
Président : vous ne vous en souvenez plus.
Filip Müller : à ce moment-là –nous ne savions rien- le Hauptscharführer Moll arrive, il nous fait tous rentrer et dit : „Cette nuit le Kapo Kaminski sera abattu parce qu’il a voulu fomenter un attentat contre l’Oberscharführer Muhsfeldt ». Au crématoire 2 il y avait alors l’Oberscharführer Muhsfeldt comme chef de commando. Inutile de souligner que le Kapo Kaminski était quelqu'un qui avait beaucoup d’autorité sur les prisonniers. C’est un prisonnier qui crie quand un SS vient, mais qui était plutôt bon sinon.
Président : tolérant
Filip Müller : oui, et il avait une pensée logique. Il savait ce qu’il voulait. On était dans un grand désespoir à ce moment-là. Pour les prisonniers c’était : ce que dit le Kapo Kaminski est toujours bien. Oui, c’était un...
Président : il était un guide en quelque sorte
Filip Müller : oui. Et maintenant, que va-t-il se passer ? Plus tard on s’est dit : „enfin, Dieu soit loué, que les SS n’aient seulement su que le Kapo Kaminski
Président [interrompant] : ait projeté ça.
Filip Müller : qu’il voulait seulement tuer Muhsfeldt, parce que s’ils savaient que tout
Président [interrompant] : que tout était vrai
Filip Müller : on peut... Le plan, en 1944, avant l’exécution de Kaminski, de se révolter, était ainsi, je peux le raconter puisque j’y étais : c’était l’après-midi déjà … v léte, pozde v léte.
Interprète : tard dans l’été
Filip Müller : tard dans l’été. Le plan était le suivant : quand les commandos rentrent, on rentrerait aussi dans le camp, même si on vivait déjà au crématoire 3 [K IV]. On avait habité...
Président : plus au 13.
Filip Müller : plus au Block 13, mais au crématoire 3, et les prisonniers des crématoires 1 et 2. Alors on devait faire comme ça, dans chaque crématoire : quand les commandos rentreraient, le chef du commando ferait l’appel, enfin pas l’appel, juste "combien êtes-vous ?"
Président [interrompant] : oui, il comptait seulement
Filip Müller : alors les chefs de commandos auraient été tués ainsi qu’un ou deux Posten [? doute sur la traduction Also den Kommandoführer erledigen und die ein oder zwei Posten]. Ensuite trois prisonniers auraient pris les uniformes pour partir dans le camp. Ils seraient allés des crématoires 4 et 3 d’abord au Krankenbau, au bureau du Blockführer puis au camp des Tziganes, au bureau du Blockführer ensuite au bureau du Blockführer du BIId. Dans chaque bureau de Blockführer il y avait deux membres de la SS qui seraient supprimés et remplacés alors par des prisonniers dont l’un devait détruire la ligne téléphonique. On aurait fait ça jusqu’au BIId. Le plan des crématoires 2 et 1 était tel qu’ils devaient faire la même chose, mais de l’autre côté, près du FKL, le camp des femmes (Frauenkonzentrationslager) et derrière, de l’autre côté ils devaient couper les fils électrifiés. Ils devaient le faire avec des ...
Président : des gants
Filip Müller : ce n’était pas
Président [interrompant] : des protections de caoutchouc sur les mains
Filip Müller : oui. En outre nous avions obtenu un peu de … nekolik krabicek strelnýho prachu.
Interprète : de petites boîtes de poudre
Filip Müller : nous avions obtenu la poudre par des femmes qui travaillaient au commando Union. Comment ça s’était passé ? et bien à l’usine, il y avait une pompe, une pompe à eau. Les kapos ont toujours fait comme ça : Kaminski et Schlojme, Lajzer, c’étaient les Kapos du crématoire 4 et après Mietek, le Polonais qui venait du crématoire 1, donc on allait à 5 ou 6 prisonniers à l’Union, on prenait la pompe, on la ramenait au crématoire 4, on l’a fait de nombreuses fois, et ensuite au crématoire 2.
        Mais la poudre n’était pas au crématoire 4. Elle était au crématoire 1 et après elle a été amenée au crématoire 2. C’était organisé de telle façon, M. le Juge, que les prisonniers qui travaillaient au crématoire 1 pouvaient aller au 2, il n’y avait qu’une route entre les deux. Mais on ne pouvait pas aller aux crématoires 3 ou 4 parce qu’il y avait le "Sauna" entre.
Président : il y avait le "Kanada" entre les deux
Filip Müller : oui, le "Sauna" et ensuite les baraques, je peux les montrer et quand
Président [interrompant] : oui, je les vois d’ici
Filip Müller : donc il y avait un prisonnier qui a amené cette poudre. Ils ont vissé la pompe et une demie et une … krabici.
Président : une boîte
Filip Müller : il y avait 3 ou 4 boîtes à l’intérieur de ce
Président [interrompant] : avec la matière explosive
Filip Müller : ils ont revissé et nous sommes arrivés...
Président : avec la pompe
Filip Müller : mais ce n’était pas auprès de nous, c’était au crématoire 2. D’abord au 1 puis au 2. Auprès de nous aussi mais là-bas [? zu uns ist es gekommen, aber dann kam es dorthin] de telle sorte qu’on a pris un … kolecko, trakar
Interprète : une brouette
Filip Müller : a na tom jsme [+ to] vozili.
Interprète : une brouette à une roue
Filip Müller : 50 kilo samotu jsme v tom naschvál prevázeli a mezi tím jsme to vozili.
Interprète : nous avons apporté 50 kilos de Schamott pour
Filip Müller [interrompant] : c’était entre deux
Interprète : entre deux étaient ces
Filip Müller [interrompant] : ces boîtes
Président : les boîtes de poudre
Filip Müller : oui
Interprète : la poudre explosive
Filip Müller : oui, c’est ça. Mais le Kapo Kaminski a alors été exécuté lorsque le camp des Tziganes a été gazé. Je dois dire également que ça devait se passer comme ça : lorsqu’on devait mettre ce plan à exécution, quelques prisonniers devaient rester dans chaque crématoire, 5 ou 6, qui devaient les
Président [interrompant] : faire sauter
Filip Müller : non, non, la poudre n’était pas
Président [interrompant] : pas suffisante
Filip Müller : on a alors dit ça, que ce n’était pas suffisant pour les faire sauter
Président : mais assez puissant néanmoins pour les incendier
Filip Müller : pour mettre le feu, oui. Et l’organisation, qui était dans le camp, a dit : "à cette heure-là, à cette minute-là, quand vous ferez ça, cet après-midi-là"
Président [interrompant] :  "nous nous révolterons aussi"
Filip Müller : "nous ferons ça nous aussi, chaque commando. Et nous sommes en liaison avec les partisans de Katowice". Mais je n’ai entendu dire ça que par le Kapo Kaminski et si je lui demandais ensuite qui est qui, il ne disait jamais avec qui il avait parlé. J’avais fait connaître ces informations. D’abord quand je suis arrivé en 44, parce qu’alors nous étions encore dans le camp. Lorsque les transports Hongrois arrivèrent, nous vivions déjà au crématoire. Auparavant je l’avais dit à Ota Kraus, à Erich Kulka. Les autres prisonniers
Président [interrompant] : oui, et en fixant un jour ça donnait une vraie réalité
Filip Müller : non, ça s’est passé autrement. Le plan était donc celui-là, mais en 1944, c’était déjà vers l’automne, c’était alors le Scharführer Buch qui était déjà chef du commando, Moll était déjà parti. Ce qui s’est poduit, c’est que Buch a fait une sélection. Il l’a faite en disant : "ici, aux crématoires 3 et 4, il y a 300 prisonniers. Parmi ces 300, 270 vont partir pour un très bon travail, ils y seront vraiment bien, avec du pain, à boire, tout". Oui, mais cette sélection au crématoire n’était pas la 1ère. Il y avait alors beaucoup de Juifs hongrois qui travaillaient là. Il y avait alors aussi les prisonniers soviétiques. Certains venaient, je ne sais pas, 10 ou 12, du Sonderkommando de Lublin qui avait été évacué. Le soir, il a sélectionné les prisonniers, ceux qui, donc…
Président : devaient partir pour un bon commando
Filip Müller : oui. Et plus tard, le lendemain, l’après-midi "Allez, tout le monde !" nous avons tous dû …  nastoupit.
Président : nous mettre sur le côté
Interprète : nous ranger
Filip Müller : nous ranger. Alors on a appelé les numéros des détenus
Président [interrompant] : à partir de 270.000 [??]
Filip Müller : oui. Pour autant que je me rapelle, je suis resté autour des 30.000 environ, qui pouvaient...
Président : rester.
Filip Müller : qui pouvaient rester. Ils ont continué autour des 100.000 –comme ça, en diminuant- et mon n° est dans les 28 000. Alors 100.000 A, B. Et puis le 1er est sorti, le 2è, le 3è, ensuite le commando, les autres, jusqu’à 29, mais je n’y étais toujours pas. Ils étaient déjà près de la porte, non, ce n’était pas une porte, c’était une sorte de … taková spanelská stena
Président [interrompant] : un mur
Interprète : un mur à l’espagnole
Filip Müller : un mur, mais masqué par une porte
Président : oui
Filip Müller : et tout à coup, Buch appelle –il y avait alors aussi le Rottenführer Kurschuss : "et maintenant, les n°, les n°, les n° ! " mais les n° ne sortent pas. Alors, qu’est-ce qui se passe ? Il y avait alors déjà beaucoup de prisonniers, quelques prisonniers, sur le sol du crématoire 3 et...
Président : ils avaient déjà mis le feu
Filip Müller : mis le feu. Il se transforme vite en grand feu. Mais auparavant, cependant –les prisonniers qui étaient sur le côté, ceux qui étaient sélectionnés, les autres non- de nombreux prisonniers sont allés vers les SS qui étaient là. Buch, qui avait un vélo, est monté dessus quand il a vu ça et...
Président : il est parti
Filip Müller : il est parti, oui. Les prisonniers voulaient le rattraper mais ils ne pouvaient déjà plus le ...
Président : l’atteindre
Filip Müller : Kurschuss non plus, qui est aussi parti vers le Sauna, le Kanada mais les deux autres ont été tués. Ce qui s’est passé, c’est que 30 étaient sur un membre de la SS
Président [interrompant] : tombés dessus
Filip Müller : les prisonniers dessus, oui. Mais je me rends compte que le crématoire brûle et que la sirène se met en route. Les 29 détenus qui étaient près de la porte vont au crématoire 4. Ils avaient été choisis parce qu’il y avait encore un transport à brûler. C’est pour ça qu’ils restaient là, ces 30, pour brûler. Parce que voilà, la révolte, telle qu’elle se produit, n’était pas organisée.
Président : mais c’était
Filip Müller [interrompant] : nous ne pouvions pas savoir que ça se passerait à ce moment-là. Maintenant, quand je la regarde depuis aujourd’hui, je trouve que c’était une grande chose. Elle a été réalisée par les prisonniers qui avaient été sélectionnés et qui disaient : "s’il faut que ce soit maintenant, alors allons-y". Mais ça ne s’est pas passé comme le souhaitait l’organisation c’est pourquoi ça n’a pas été si...
Président : si abouti
Filip Müller : pas à 100%...
Président : réussi
Filip Müller : réussi, oui. Voilà comment ce fut. Après j’ai voulu partir de l’autre côté, mais je ne pouvais déjà plus parce que des membres de la SS arrivent. On les voit déjà arriver, courir sur les côtés et tirer, alors j’ai fait demi-tour
Président : vous étiez au 3 ?
Filip Müller : au 3, dans la cour. De là je vois le crématoire ...
Président : qui brûle
Filip Müller : qui brûle déjà. Et de l’autre côté, du côté où est le Krankenbau, on tire déjà
Président : oui
Filip Müller : on tire déjà, mais où ? on tire dans la...
Président : dans la cour du crématoire
Filip Müller : non, non,…  na dvore.
Interprète : sur la cour.
Filip Müller : sur la cour, de tous les côtés. Alors je me suis jeté par terre et suis allé au crématoire 3 mais je ne pouvais pas rester là non plus, parce que déjà…  ohorelý stropy padaly.
Président : le feu descendait d’en haut, le plafond s’effondrait
Filip Müller : stropy toho krematoria uz padaly, byly ohorelý.
Interprète : oui, le toit s’effondrait, le plafond
Filip Müller : le feu faisait tout effondrer. Alors quoi faire ? me suis-je demandé. En un instant j’ai décidé de faire la chose suivante : il y avait là une trappe (eine Klappe) en … taková kovová deska.
Interprète : en métal, un plafond (Decke) en métal
Filip Müller : plafond
Président : couvercle (Deckel)
Interprète : couvercle peut-être
Filip Müller : která spojovala komín s pecemi. [...]
Filip Müller : une canalisation
Interprète : qui reliait la cheminée au four
Filip Müller : une canalisation. Alors je suis allé dans cette canalisation et j’y suis resté. De là je voyais la cheminée au-dessus de moi et il y coulait de l’eau chaude et … varící voda.
Interprète : l’eau chaude, voire bouillante, coulait vers le bas
Filip Müller : le service d’incendie était déjà là. Tout ça me coulait dessus, j’étais trempé mais je suis resté là. Au bout de ¾ d’heure à une heure j’ai entendu des tirs de revolvers. Le bruit de la fusillade à l’extérieur passait par la cheminée. On a tiré sur les prisonniers qu’on a
Président [interrompant] : pu attraper
Filip Müller : mais quelques prisonniers se sont enfuis du côté du Sauna. Aux crématoires 1 et 2 ils ont vu aussi que ça brûlait, alors ils ont fait de telle sorte qu’au crématoire 1 les fils électrifiés
Président [interrompant] : soient détruits ?
Filip Müller : et ils courent, une centaine de détenus qui courent. Et … ten strelný prach
Président : les boîtes.
Interprète : la poudre explosive
Filip Müller : en fait on avait allumé sur le toit, mais … ono to nic neudelalo, ono  to odházelo jenom ty bridlice.
Président : mais ça n’a pas explosé
Interprète : ça n’a rien fait, il y a seulement eu des étincelles qui ont jailli
Filip Müller : qui ont jailli mais ce n’était pas assez puissant. 100 prisonniers couraient et j’entends comment on tire sur la cour du crématoire 3 alors je reste là. C’est la nuit . Je pensais encore : le crématoire 4 avait des fils électrifiés mais pas de chemin de ronde de Posten. C’était souvent comme ça, quand il y avait des fils, il n’y avait pas de Posten. De ce fait nous étions un peu en dehors du camp. Pas beaucoup, mais un peu du fait des fils.
        Alors je sors et je vois l’ensemble de la cour –pas tout à fait entière- mais j’y vois les prisonniers abattus du crématoire 3. C’était déjà la nuit. Je me suis glissé lentement de l'autre côté et suis arrivé près du bois –il y a un petit bois à cet endroit-là- de nouveau au crématoire 4 et je crois que je vais pouvoir passer les fils puisqu’on n’est alors plus à l’intérieur de la ligne de Posten mais déjà...
Président : à l'extérieur, oui
Filip Müller : mais je vois, j’ai entendu qu’il y avait des SS sur les miradors et qu’ils patrouillaient entre les fils. De ce fait, on ne pouvait pas
Président [interrompant] : rentrer
Filip Müller : oui, et j’étais déjà si fatigué, je n’en pouvais plus. Il fallait faire quelques mètres, je ne sais pas combien, 100 ou 200
Président [interrompant] : alors vous n’y êtes pas allé ?
Filip Müller : non, j’étais trop fatigué
Président : alors où êtes-vous allé ?
Filip Müller : je suis reparti de l’autre côté et je me suis dit : près du Sauna où il y a le Kanada,  il y a une porte. Près de cette porte il y a toujours un membre de la SS. C’était un Sturmmann qui avait été autrefois en poste au four crématoire, un membre de la SS vieux, qui
Président [interrompant] : n’était pas méchant
Filip Müller : il avait toujours été là. Alors je me suis dit : si ce n’est pas lui, je le taperai. Et je suis revenu au crématoire 3 parce que je voulais revenir au Sauna
Président [interrompant] : au Kanada, c’est ça ?
Filip Müller : au Kanada, parce qu’il y avait là une porte. Quand j’ai été à 15 ou 20 mètres de cette porte j’ai vu qu’une dizaine ou une quinzaine de membres de la SS y étaient. Comme il faisait nuit, j’ai pu entendre ce qu’ils disaient. Mais je ne pouvais plus aller nulle part, ni par ici, ni par là, et j’étais tellement fatigué, alors je me suis éloigné de quelques mètres afin qu’on ne me voie pas, et me suis mis par terre... Je suis resté là au moins une heure et ensuite je suis revenu vers le crématoire 3. Je ne pouvais rien faire d’autre, j’ai soulevé à nouveau la plaque, là où j’étais auparavant, et je suis allé dans la cheminée. J’étais si fatigué. Comme ça, contre le mur, j’ai dormi.
        Le matin, j’ai entendu … ruch, známý hlasy…  du mouvement et des voix. C’étaient des voix de prisonniers, ils ramassaient ceux qui étaient là parce qu’ils avaient été abattus le jour précédent. Ils les mettaient sur une voiture pour les emmener aux fours du crématoire 4.
Président : Monsieur, j’ai maintenant les questions suivantes à vous poser : comment a-t-il pu se produire que vous n’ayez pas été mis en danger durant tout ce temps ? Vous savez bien, ou plutôt nous savons que les prisonniers des Sonderkommando étaient sélectionnés régulièrement au bout de quelques mois et tués. Comment a-t-il pu se produire que vous ayez pu rester vivant tout le temps, sans que ce destin vous accable ?
Filip Müller : je vais le raconter. Je dois dire que lorsque je suis arrivé au Sonderkommando, on avait 20 ans. J’étais un jeune homme. On peut séparer en deux raisons le fait que j’ai survécu. La première est due à de tels hasards que je ne peux pas les présenter de façon logique de même que je n’ai pas réfléchi alors de manière logique à ce que je devais faire ou pas. Là-bas il n’y avait aucune logique... Là-bas on ne sait pas une minute à l’avance ce qui se passera le lendemain ni même la minute suivante. Ensuite il y a ces dollars que j’ai donnés au prisonnier, il fallait que je le fasse. Si je ne les lui avais pas donnés, alors... Quand je suis revenu au crématoire en 1943, il y avait aussi les autres prisonniers, car le commando
Président [interrompant] : le crématoire 1
Filip Müller : du crématoire où ils travaillaient, ceux avec lesquels j’étais à l’époque, ils sont venus après moi, du crématoire 1, vers …  v léte.
Interprète : en été
Filip Müller : en été 43
Président [interrompant] : c’était à la fin
Filip Müller : oui. et
Président [interrompant] : un instant. Quand vous dites crématoire 1 maintenant, vous voulez dire celui d’Auschwitz I?
Filip Müller : à Auschwitz, oui
Président : vous disiez donc qu’à l’été 43 le crématoire a été fermé
Filip Müller : fermé. Et le commando Fischl et tous les „chauffeurs“ : Mietek, Józek, Wacek, Fischl –non, déjà plus Fischl, il est mort- mais Schwarz y était encore, arrivèrent à Birkenau. Cette année-là, où ils étaient eux aussi, il n’y eut pas de sélection. Il n’y eut aucune sélection.
Président : alors l’été 43 le crématoire 1 fut fermé
Filip Müller : en 43 le crématoire 1 fut fermé. J’ai parlé avec les prisonniers qui en venaient. Je peux dire ce qu’il en était, puisqu’il me l’ont dit. Néanmoins, c’est quelque chose que j’ai entendu.
Président : quoi qu’il en soit, vous avez été là, de l’été 1943 au 18 janvier 1945, et ça fait un an et demi
Filip Müller [interrompant] : à Birkenau
Président : au crématoire, sans que le destin fasse que vous soyez sélectionné et tué
Filip Müller : en effet
Président : et pourquoi ?
Filip Müller : de 1943 à 45 il y a eu des sélections à Birkenau, mais je dis qu’au four crématoire d'origine, au camp souche, il n’y en a pas eu
Président [interrompant] : ou alors vous n’y étiez plus. Entre-temps vous étiez arrivé à Birkenau.
Filip Müller : mais les camarades sont arrivés, et ils étaient toujours là quand...
Président : oui, mais on a toujours dit que les membres des Sonderkommandos qui avaient fait 3 ou 4 mois, qui en savaient tellement et en avaient tellement vu, étaient toujours supprimés ensuite, afin qu’ils ne puissent pas rester…
Filip Müller : non
Président : c’est ce qu’on nous a dit jusqu’alors
Filip Müller : il y a eu des sélections, mais on ne peut pas dire "tous les 3 ou 4 mois". Ce que je dis, moi, c’est qu’en 1942, quand j’ai travaillé au crématoire d’Auschwitz, il n’y a eu aucune sélection.
Président : aucune, en effet. Mais nous parlons maintenant de la période entre 43 et 45
Filip Müller : en 1943 il y a eu une sélection. C’était vers la fin de l’été, lorsque le sélection a été faite, à l’avant-cour du Block 13. Nous étions 30 prisonniers comme „chauffeurs“ au crématoire 4. Nous rentrions toujours après l’appel.
Président : oui
Filip Müller : nous sommes donc rentrés et là il y a eu une sélection. Schwarzhuber était là. On a pris les plus costauds et on leur a dit "Vous partez pour Lublin". On a laissé les moins costauds... mais plus tard, lorsqu’un Sonderkommando est arrivé de Lublin, on a vu qu’ils avaient les … boty, holínky.
Interprète : chaussures, bottes.
Président : de vos gens, qui avaient été gazés là-bas
Filip Müller : On leur a demandé, ils ont dit qu’ils avaient été gazés là-bas. Voilà pour une. Une deuxième fois il y a eu une sélection
Président : qui étaient donc les prisonniers du Sonderkommando qui n’avaient pas effectué de service au crématoire ? Qu’avaient-ils donc comme travail ou comme tâche ?
Filip Müller : ils étaient Stubendienst, ceux qui n’étaient pas au crématoire
Président : mais dépendaient tout de même du Sonderkommando ?
Filip Müller : oui
Président : et ils étaient concernés par les sélections comme vous les évoquiez justement ?
Filip Müller : oui
Président : Stubendienst était une position plus haute ?
Filip Müller : non, ce n’étaient que des prisonniers travaillant au Sonderkommando
Président : et que faisaient-ils donc au Sonderkommando ?
Filip Müller : ils travaillaient
Président : c’est à dire, que faisaient-ils ?
Filip Müller : ils n’étaient pas „chauffeurs“ mais occupaient d’autres fonctions. Ils s’occupaient des affaires…
Président : vous disiez précédement que la répartition des tâches n’était pas fixe, que l’un faisait ceci et l’autre cela, mais que chacun parmi les membres du Sonderkommando pouvait aussi être employé à tout indifféremment
Filip Müller : oui, oui, c’est ça
Président : et comment cela se faisait-il que ces gens qui ont été sélectionnés devant vous, étaient déjà avec vous au Block 13 ? [in Ihrem Block 13]
Filip Müller : oui. Nous y étions en tant que „chauffeurs“ mais Gorges y est venu à plusieurs reprises pour nous dire : "Les affaires, il faut les..."
Président [interrompant] : emmener
Filip Müller : ça s’est produit aussi, oui. Mais ce n’était pas toujours comme ça. Ce n’était pas divisé, on appelait "celui-là doit faire ça" ou "celui-ci doit faire ça". Mais nous rentrions toujours au camp après l’appel.
Président : encore une question : vous nous avez dit précédemment que lorsque vous avez été dirigé par Aumeier du Block 11 au crématoire, Stark se serait trouvé là et que plus tard
Filip Müller [interrompant] : au crématoire d’Auschwitz.
Président : oui, à Auschwitz. Comment saviez-vous que cet homme était Stark ?
Filip Müller : le jour où je suis arrivé je ne le savais pas encore
Président : justement
Filip Müller : je ne le savais pas
Président : je m’en doute, oui. Mais vous nous avez dit qu’il y avait Stark. Quand avez-vous appris que c’était Stark ?
Filip Müller : je vais vous l’expliquer. Après après avoir travaillé là quelques jours, j’ai vu des SS, le Rottenführer et Klaus, ensemble...
Président : vous les avez entendu parler ?
Filip Müller : entendu parler. Il y a eu des fois où le Rottenführer est venu : "voilà l’Unterscharführer Stark" vous voyez ? et c’est qqn, un membre de la SS, qui m’a...
Président [interrompant] : vous nous avez de même parlé de Grabner et Aumeier. D’où connaissiez-vous ces noms ?
Filip Müller : eux aussi parlaient ensemble. M. le Juge, on était à un ou deux mètres d’eux quand on ramassait les affaires. Eux ils parlaient, ça durait deux heures, ils parlaient ensemble.
Président : et puis vous nous avez raconté qu’au crématoire 1 d’Auschwitz un incendie avait éclaté, parce que vous ne vous étiez pas servi correctement de ces fours ou du ventilateur. Qu’est-ce qui a brûlé ?
Filip Müller : ça n’a pas brûlé comme ça. Ce sont les ventilateurs qui ont arraché des briques et le feu est sorti
Président : sorti où ? en dehors des fours ?
Filip Müller : en dehors des fours, oui, alors on a dû, avec de l’eau
Président [interrompant] : éteindre
Filip Müller : mais ce n’était pas un feu sur le toit ou qqchose comme ça
Président : ensuite vous avez dit qu’à cette occasion Stark avait abattu trois détenus et que vous étiez restés à 4. Des 7 il en avait tué 3, de telle sorte que vous restiez à 4. Dans votre interrogatoire vous avez dit : "Stark a abattu 4 prisonniers devant mes yeux"
Filip Müller : ah, peut-être. Pourtant je peux dire que c’était Neumann, Goldschmidt et Filip Weiss
Président : et comment se fait-il que vous connaissiez ces gens par leurs noms ?
Filip Müller : je vais vous le dire. En ce qui concerne Filip Weiss, je le connais par son nom parce qu’il est né comme moi à Sered am Vág et y vivait
Président : alors vous le connaissiez d’avant ?
Filip Müller : oui, d’avant
Président : et les autres ?
Filip Müller : Goldschmidt je ne me souviens plus de son prénom
Président : en outre vous connaissiez aussi Samuel Jankowski par son nom
Filip Müller : Samuel Jankowski, j’ai été avec lui au Sonderkommando de 1943 jusqu’à la fin. Il est encore vivant aussi. A l’évacuation du camp je n’étais pas le seul survivant du Sonderkommando , il y avait aussi Lulus, Samuel Jankowski et Schwarz.
Président : vous nous avez raconté aussi qu’après cet accident au crématoire 1 les cadavres avaient été chargés sur des camions et emmenés à l’extérieur. Qui a chargé les cadavres sur  les camions ?
Filip Müller : nous
Président : combien de camions y avait-il ? un ? deux ? trois ?
Filip Müller : plus, plus !
Président : plus. Et combien de cadavres pouvait-il y avoir ?
Filip Müller : envion 500 cadavres
Président : vous les avez transportés dans ce marais et le lendemain vous avez dû aller les en sortir
Filip Müller : oui
Président : où sont alors allés les cadavres après que vous les ayiez sortis ?
Filip Müller : de la fosse ?
Président : oui
Filip Müller : on ne les en a pas sortis, on les a juste mis sur une
Président [interrompant] : seulement empilés en tas ?
Filip Müller : à la nuit on les a seulement, comment dit-on … my jsme je odhazovali.
Interprète : on les a seulement jetés de côté
Filip Müller : le jour suivant le véhicule est venu pomper l’eau, on y est allés pour … stahovali jsme je na jednu hromadu.
Interprète : on les a tirés pour les mettre en tas
Président : et laissés là ?
Filip Müller : avec du chlore aussi
Président [interrompant] : recouverts de chlore en poudre
Filip Müller : et de terre aussi, un peu de terre seulement par-dessus.
Président : et puis vous nous avez dit que Boger venait en motocyclette. Aujourd’hui vous avez dit qu’il venait en bicyclette
Filip Müller : en motocyclette ou en bicycette, je ne sais plus
Président : ensuite vous nous avez dit aussi que Boger était présent à chaque gazage
Filip Müller : non
Président : vous avez dit : "à ce propos je voudrais souligner [In diesem Zusammenhang möchte ich unterstreichen] qu’à chaque gazage ou chaque exécution, au crématoire Boger était là"
Filip Müller : ce n’est peut-être pas comme ça, mais si je me souviens bien, il était là à de nombreux gazages et à toutes les actions où on a exécuté. Il était toujours aux exécutions. Il arrivait une demi-heure avant puis c’étaient les hommes à abattre qui venaient
Président : mais c’était déjà au crématoire
Filip Müller : c’était déjà au crématoire 4. En 1942 je n’avais pas encore vu Boger
Président : en 42 vous ne l’aviez pas encore vu ?
Filip Müller : non
Président : mais vous avez dit que vous l’avez vu prendre part à des exécutions au mur noir du block 11 et qu’il y avait là Stark et Klaus
Filip Müller : oui, et aussi le Rottenführer, mais il ne tirait pas
Président : le Rottenführer dont vous ne connaissez pas le nom
Filip Müller : il ne tirait pas, il était seulement présent
Président : je n’ai plus de questions à poser au témoin.


Juge Hotz: M. Müller, connaissez-vous M. Josef Farber de Prague ?
Filip Müller : Farber ? Je ne le connais pas, mais aujourd’hui, avant d’entrer ici, j’ai entendu qu’il va venir pour
Juge Hotz [interrompant] : vous ne le connaissez vraiment pas ?
Filip Müller : non, et pas du camp non plus
Juge Hotz : vous êtes-vous entretenu avec un ancien détenu ou quelqu'un d’autre ces derniers temps ou peut-être ces dernières années sur la personne de Klaus, ce Klaus, que vous nous avez décrit précédemment ?
Filip Müller : je ne comprends pas
Interprète : dois-je traduire ?
Juge Hotz: s’il vous plaît
Interprète : mluvil jste nekdy s nejakým bývalým veznem o panu Klausovi, o kterém jste tady dnes mluvil ?
Filip Müller : non
Juge Hotz: comment se fait-il que vous évoquiez ce Klaus ici aujourd’hui ?
Filip Müller : je vais vous dire : dans les années qui ont suivi le camp de concentration … já jsem se tím nezabýval.
Président : vous étiez un peu embrouillé [Sie waren etwas verwirrt]
Filip Müller : j’ai mon travail, mes enfants et je voulais oublier ce que c’était. Ca m’intéressait, tout ce qui s’écrivait sur les camps de concentration et tout ça, mais je voulais quand même oublier, même si ce n’est pas possible, on ne peut pas oublier ça. J’ai souvent parlé avec des camarades du camp de concentration. Mais j’ai entendu dire en 1963 par la justice que les membres de la SS seraient là. J’ai entendu qu’il y aurait Stark, Stark et Boger. Je ne connaissais pas les noms des autres. A la justice du district de Prague j’ai dit qu’il y avait un certain Klaus dont je ne savais plus le nom.
Président : d’accord
Juge Hotz : je n’ai pas d’autre question. Je vous remercie.
Président : de la justice, d’autres questions ? M. le Procureur
Procureur Wiese : M. le témoin, à nouveau à propos des exécutions au mur noir. Etiez-vous dans la cour entre les Blocks 10 et 11 ?
Filip Müller : oui
Procureur Wiese : combien de fois avez-vous vu Klaus devant vous, l’homme de la SS ? Une fois ? plusieurs fois ?
Filip Müller : plusieurs fois
Procureur Wiese : pouvez-vous vous souvenir, vous souvenir exactement, combien de personnes ce Klaus a exécuté les fois où vous l’avez observé ?
Filip Müller : je dirais : ensemble –c’est à dire quand Stark tirait et, quand ils étaient nombreux, Klaus aussi- au moins, pour ce que j’ai vu, 2.000 personnes. Au moins.
Procureur Wiese : les deux ensemble, Stark et ce Klaus?
Filip Müller : mais Stark davantage. Klaus ne venait tirer aussi que lorsqu’il s’agissait de transports où il y avait 80 ou 100 personnes. A de nombreuses reprises ce ne furent que des transports de 50 à 60 personnes. Dans ce cas, Stark les exécutait seul.
Procureur Wiese : Je n’ai pas d’autre question dans l’immédiat.

Président : M. l’avocat Ormond.
Ormond : M. le Président, nous avons certes le témoin spécifié, mais nous ne savions pas qu’il existait un procès-verbal à ce sujet. Je n’ai pas vu ce procès-verbal tandis que M. l’avocat Raabe seulement l’a vu. Alors je demande : le témoin sera-t-il entendu seulement aujourd’hui ? Car pour lui poser toutes les questions nécessaires, il aurait été extrêmement important d’avoir connaissance de ce procès-verbal.
Président : oui, M. l’avocat Ormond, si le nombre de questions au témoin n’est pas excessif, j’avais l’intention de terminer aujourd’hui son audition
Ormond : ah. C’est bien entendu très ennuyeux – ce procès-verbal contient quantité de pages
Président : 10 pages peut-être. M. l’avocat, lorsque j’ai mis les dates en place, je n’avais en main que votre requête de preuve. Votre requête de preuve fait trois lignes, alors j’ai compté qu’une heure de plus avec le témoin devrait suffire. Par conséquent, nous sortons maintenant de toute la planification. Je vois que les autres témoins invités ici –par exemple Paisikovic, Radvanský et Kret aussi- ont des dépositions d’une durée importante à faire, qui ne pourront pas être menées rapidement.
Ormond : en ce qui concerne le dénommé Paisikovic je n’ai pas non plus connaissance du procès-verbal. Il n’a pas été déposé au dossier concernant le jour de procès
Président : je l’ai reçu jeudi du Procureur
Ormond : c’est bien entendu très difficile, pour vous comme pour nous
Président : certes

Défenseur Steinacker : M. le Juge, nous n’avons pas le procès-verbal non plus. C’est très difficile pour nous aussi de poser des questions quand les témoins viennent faire leurs dépositions et que nous n’avons pas connaissance de ce qu’ils ont déclaré auparavant. Il s’avère que nous ne sommes alors pas en mesure de mener l’accusation [irgendwelche Vorhalte zu machen]
Président : oui. A qui dites-vous cela ?
Défenseur Steinacker : à vous, M. le président
Président : à moi. Mais quand je ne les avais pas, comment aurai-je pu vous les donner ?
Défenseur Steinacker : non, je ne voulais pas dire ça non plus. Mais désormais vous les avez.
Président : maintenant je les ai.
Défenseur Steinacker : vous les avez maintenant, et je suis du même avis que mon collègue Ormond jusqu’à ce point : je me vois exclu également de poser des questions au témoin, ne sachant pas ce qui figure dans le procès-verbal. Je peux bien sûr l’interroger sur ce qu’il a déclaré ici et maintenant à partir des notes que j’ai prises, mais je ne peux pas véritablement l’interroger sans avoir eu connaissance du procès-verbal.
Président : je vais vous proposer, Messieurs, face à ces difficultés, que nous demandions au témoin de revenir jeudi puisqu’alors vous serez en mesure d’examiner les procès-verbaux d’ici là, incluant ceux de Paisikovic et Radvanský. Pour Kret je n’ai pas de procès-verbal [da habe ich nur eine längere literarische Auslassung].
Défenseur Steinacker : M. le Président, est-il possible que les photocopies soient assurées par les services de justice, car il n’y a pas que mon collègue Ormond et moi à être concernés mais aussi le défenseur de l’accusé Stark.
Président : pour Kret je n’ai pas de procès-verbal. J’ai seulement les cahiers d’Auschwitz [Da habe ich nur die Auschwitz-Hefte].
Défenseur Steinacker : oui, nous les avons aussi
Défenseur Erhard : mais ceux-ci ne concordent pas avec le requête de preuves [mit dem Beweisantrag]
Président : non mais au moins je pourrais me préparer à ce que le témoin Kret puisse, veuille et peut-être doive, nous informer à ce sujet par sa déposition
Défenseur Erhard : je crois que M. Ormond a déjà évoqué concrètement avec M. Kret des sujets tout à fait différents de ceux mentionnés dans les cahiers d’Auschwitz. Je crois que ce serait un devoir d’honnêteté de nous faire savoir d’où il tient ses informations.
Président : je propose que ce soit maintenant
Défenseur Erhard : je le lui ai déjà demandé
Ormond : Kret a, comme je vous l’ai déjà dit, écrit un rapport détaillé dans les cahiers d’Auschwitz
Défenseur Erhard : oui, mais on n’y trouve aucun mot sur votre requête de preuve
Ormond : "Dans la compagnie punitive" [In der Strafkompanie] voilà ce que j’ai eu. Autrement, on m’a dit que le témoin Kret avait des choses importantes à déclarer. Je ne connais pas davantage de détails à ce propos que ce qui figure dans la requête de preuve.
Défenseur Erhard : M. le Président, si je peux me permettre, je voudrais pourtant entendre encore le témoin aujourd’hui. Je n’ai pas beaucoup de questions à poser. Les questions que vous avez posées, M. le Président, ont été utiles à chacun donc mon intervention pourra ne pas être lourde.
Président : oui, M. Erhard. [à Filip Müller] : pourrez-vous être là à nouveau jeudi ?
Filip Müller : oui
Président : il peut revenir. Je peux donc prévoir que de nouvelles questions seront posées. Quant à vous, pour l’entendre aujourd’hui, ça durera au moins jusqu’à 6 h.
Défenseur Erhard : je crois que je n’ai que 3 questions, je vous demande si je peux
Président [interrompant] : oui, mais vous voyez que l’avocat Steinacker s’assoit
Défenseur Erhard : je voudrais vous demander que vous laissiez poser les questions aujourd’hui
Président : je vous en prie. Je n’ai rien contre. Posez vos trois questions s’il vous plaît.

Défenseur Erhard : Monsieur, est-il vrai que vous ayez fait une déposition devant un juge à Prague le 2 décembre 1963, comme l’a dit M. le Président ?
Filip Müller : oui je l’ai fait
Défenseur Erhard : comment vous expliquez-vous que vous auriez dit alors avoir été à Birkenau seulement en juillet 1942 alors que vous avez dit aujourd’hui y avoir été dès le début de juillet et jusqu’en 1943 ? Qu’est-ce qui est exact ?
Procureur Kügler : M. l’avocat, excusez-moi, pouvez-vous auparavant préciser sur quelle page cela se trouve ?
Défenseur Erhard : page 5 en haut, 2è ligne
Président : un instant, pouvez-vous revoir la page 8, septième et huitième lignes en bas. Voudriez-vous les lire ?
Défenseur Erhard : [Pause] Il y a seulement là le fait qu’il ait travaillé au crématoire de Birkenau à partir de l’été 1943
Président : et jusqu’au 18 janvier 45. Il l’a dit aujourd’hui
Défenseur Erhard : je voulais demander autre chose. Je voulais interroger ce qu’il a dit page 5 de sa déclaration : qu’il serait allé à Buna seulement en juillet 1942, jusqu’à ce que l’épidémie de typhus éclate. Ensuite, il ne serait plus allé à Buna. Or, il a dit aujourd’hui qu’il est allé à Birkenau à partir de l’été, de début juillet 42 à 43 et qu’il est allé au commando du crématoire. Voilà ce qu’il a dit aujourd’hui.
Filip Müller : non, non.
Président : un instant. Il a dit qu’en avril 42 il est arrivé à Auschwitz et qu’il était au commando Fischl de mai à fin juin 42. Ensuite il est allé à Buna, puis il est revenu de Buna, d’abord à l’hôpital (Krankenbau) puis de l’hôpital au commando d’épluchage de pommes de terre. Ensuite, en juillet 43 du commando d’épluchage de nouveau au commando du crématoire, mais cette fois à Birkenau.
Défenseur Erhard : mais j’ai là les notes que j’ai prises lors de sa déposition et j’ai compris qu’il était allé à Buna lorsqu’il a quitté le Fischl-Kommando
Président : à Buna, c’est exact. Et ensuite ?
Défenseur Erhard : et qu’il est arrivé au commando du crématoire de Birkenau en 1943
Président : oui, c’est ça
Filip Müller : oui
Défenseur Erhard : mais il a dit ici qu’il est resté seulement un mois à Buna, précédemment dans sa déclaration
Président : un instant
Défenseur Erhard : je lui demande seulement ce qu’il en est de l’opposition entre sa déclaration d’aujourd’hui et la précédente
Procureur Kügler : mais il n’a rien dit d’autre aujourd’hui

[la suite sera une transcription plus libre -mais aussi fidèle qu’il m’est possible- des réponses de Filip Müller aux divers intervenants]
 
Défenseur Erhard : quel était le prénom de votre camarade Schwarz ?
Filip Müller : Moritz ou Max.
- vous avez dit Moritz aujourd’hui. Vous aviez précédemment dit Max.
- oui, je l’ai dit auparavant, soit Max soit Moritz
- il s’appelait peut-être Max et Moritz
- une autre correction : vous nous avez dit aujourd’hui que le dimanche (après que vous ayez passé la nuit du samedi au dimanche occupés à charger /décharger des cadavres) que vous êtes ensuite revenu au Block 11 jusqu’à midi, et avez mangé le repas de midi, est-ce exact ?
- oui
- alors pourquoi avez-vous dit auparavant que dans la matinée vous êtes revenu au Bunker et ensuite êtes parti avec le véhicule de pompiers ? quand êtes-vous revenu et reparti du camp ?
- cette nuit-là nous étions au Bunker –pas dans la cellule 13, ça c’était plus tard- où il n’y avait pas de fenêtre. C’était une pièce obscure. Nous en sommes sortis le jour suivant, à midi ou une heure
Président [interrompant] : il a dit qu’ils ont eu à manger et qu’ils sont repartis
- oui
- une autre question : comment expliquez-vous qu’à manipuler les corps gazés, vos vêtements étaient souillés de sang, d’où cela venait-il ?   
Partie civile Raabe : il a déjà été répondu à cette question, le témoin a dit que l’agonie était telle que les gens s’agrippaient les uns aux autres et s’empoignaient
- j’ai vu des centaines de milliers de gens gazés, et le gazage ne durait pas une minute mais 7, 10 ou plus et les gens saignaient du nez et des oreilles. C’était terrible comment les gens souffraient. Il y avait du sang, de tout…
Défenseur Erhard : vous nous avez parlé de Stark, reste-t-il des souvenirs concrets à son propos que vous n’auriez pas évoqué ici ?
- oui, parce que je pense avoir vu plus de la moitié des gens qui ont été tués. Si je racontais chaque moment…
- mais à propos de Stark vous avez dit précédemment que les femmes qu’il ne laissait pas aller dans la chambre à gaz étaient nombreuses, et aujourd’hui vous avez dit deux
- non, il en prenait à chaque transport, pas toujours des femmes, mais à 90 %. Sur 8 ou 10, il en abattait deux ou trois et les autres regardaient, les autres regardaient. Ensuite il les abattait aussi. Que Stark dise s’il me connaît. Qu’il dise s’il nous appelait Fischl-Kommando.
        Je voudrais dire encore quelque chose. Si je pouvais ici baisser mon pantalon, vous verriez une marque faite par Stark d’un coup de pied, avec une semelle dure. C’était quand on sortait les corps du Block 11 où il les abattait, je tirais la voiture à bras, le premier. Quand on est arrivés au crématoire, à la porte, il y avait un si gros creux que la voiture a chancelé et les corps sont tombés. Oui, de tout ce qu’à fait Stark, je pourrais encore vous en dire. Je pourrais en dire encore beaucoup sur Stark. Si vous voulez je peux le faire. Parce que j’étais là-bas.

Défenseur Erhard : comment vous expliquez-vous que sur les cahiers d’Auschwitz les gazages en 1942 ne soient évoqués que pour Birkenau et non plus pour le vieux crématoire ?
Président : M. l’avocat, le témoin ne peut pas le savoir
Représentant de la partie civile Ormond : mais M. le Président, nous avons là deux survivants des Sonderkommandos, il s’agit d’un témoin des plus considérable [das ist doch einer der bedeutsamsten Zeugen]

Filip Müller : j’ai encore des choses à dire, mais…
Président : vous êtes fatigué
- j’ai encore tant à dire. J’ai encore tant à dire. Mais je suis tellement…  
- vous êtes fatigué, oui. Je vous demande donc d’être là jeudi à 8 h 30.

 

 
98è jour du procès, suite du témoignage de Filip Müller

Président : lundi dernier vous nous avez dit, à la fin de votre déposition, que vous pourriez encore dire quantité de choses, s’il vous plaît, veuillez le faire maintenant.
Filip Müller (il parle alors en tchèque, traduit par M. Jarolim) : oui, je vais vous dire pourquoi je suis assis ici une fois encore et comment j’ai survécu, les choses que je n’ai pas pu dire la dernière fois. En 1942 je suis sorti d’Auschwitz avec l’aide d’un détenu. En 1943, quand je suis arrivé au crématoire 1 [= KII] de Birkenau, j’y ai retrouvé des prisonniers, comme Maurice Lulus [= Lelouche], le français. Plus tard Samuel Jankowki [= Alter Fajnzylber] de France, Français d’origine polonaise. Si depuis mon départ il n’y a pas eu de sélection au Fischl-kommando en 1942, l’été 1943 il y a eu une sélection au Sonderkommando de Birkenau. Elle a eu lieu dans l’avant-cour du Block 13, le commando habitait là, c’était au camp B II d (c’était la 3ème porte. La première était l’hôpital, la seconde le camp des Tziganes et ensuite c’était le camp). Elle a été menée après l’appel et ces 30 prisonniers sont revenus ensuite au crématoire 4. C’est la seule sélection qu’il y ait eu en 1943 au Sonderkommando, pour toute l’année.
Président : nous nous étions représenté les choses autrement. Nous pensions que tous les 3 ou 4 mois l’ensemble des membres du Sonderkommando était éliminé.
FM : oui, j’ai lu toute la littérature qui est parue sur la question, et vous avez raison, on y dit qu’une sélection avait lieu au bout de quelques mois. C’est ce qu’on trouve dans les livres. Je voudrais ajouter une remarque à propos de cette sélection en 1943, c’est que les prisonniers choisis étaient parmi les plus robustes, on leur avait dit qu’ils iraient travailler près de Lublin. Ensuite, en 1944, il y a eu une autre sélection. Elle a eu lieu quelques semaines avant la révolte. On m’a dit que ces prisonniers ont été gazés à l’Effektenkammer d’Auschwitz. Je n’en sais pas beaucoup à ce sujet, mais il est certain qu’ils ont été brûlés au crématoire 2 ou 3 par des membres de la SS. On avait dit aux prisonniers qu’il s’agissait de la crémation de populations civiles mortes au cours d’un bombardement. En 1944, il y a donc eu cette sélection, quelques semaines avant la révolte. Ensuite il y a eu la révolte du Sonderkommando où j’ai échappé à la mort quasiment par miracle. Enfin il y a eu le 18 janvier 1945 où non seulement moi mais une dizaine de membres du Sonderkommando sont arrivés ou avons été amenés à Mauthausen. Là-bas, à Mauthausen, lors de l’appel, certains SS ont demandé qui avait travaillé au Sonderkommando. C’est à cette occasion que j’ai vu que d’autres prisonniers que moi, qui avaient travaillé au Sonderkommando de 42 étaient là, comme Samuel Jankowski, Maurice Lulus, et d’autres avec lesquels j’ai quitté Birkenau, puis qui étaient avec moi dans le transport [lors de la "marche de la mort" parmi les milliers de prisonniers, après avoir marché plusieurs jours, l’une des colonnes a été conduite  en train jusqu’à Mauthausen]. Une autre dizaine d’anciens membres du Sonderkommando a aussi été transportée avec d’autres détenus. Là il s’agissait des membres du Sonderkommando qui étaient arrivés au début du printemps 1943. Ce sont des constatations que je fais là, sur lesquelles je n’avais aucune influence, sur lesquelles je ne pouvais rien. Dans mon cas, ce qui a joué un rôle important, c’est que j’avais 20 ans, que j’étais jeune, que je voulais vivre [jsem chtel zít]. Ce qui m’a beaucoup donné courage aussi, c’étaient les continuelles réflexions sur la préparation de la révolte. Telles que je voyais les choses, je pensais que sur ces quelques centaines que nous étions, quelques-uns pourraient être sauvés. Je me disais, et c’était le deuxième élément sur lequel reposait ma volonté, que j’en serais peut-être et ça donnait une raison de vivre.
     Je voudrais décrire un seul cas, pour montrer comment à Birkenau ou à Auschwitz, le hasard pouvait décider de la vie d’un homme. Par exemple : les prisonniers Polonais qui avaient travaillé comme "chauffeurs" longtemps avant moi ont demandé directement au service politique à quitter Birkenau en automne 1944. Concrètement, il s’agissait de Mietek Morawa, Józek Ilczuk de Lublin et Wacek Lipka de Varsovie. On le leur a accordé. Ils ont été emmenés à Mauthausen. Mais ils y ont été abattus. S’ils n’avaient pas fait ça, mais avaient choisi de laisser faire le destin à leur égard, ils auraient peut-être vécu, et le 18 janvier 45 ils seraient peut-être partis avec nous.   
 
Représentant de la partie civile Ormond : combien de survivants des Sonderkommandos –ou du Sonderkommando- connaissez-vous ? pas des noms, seulement des chiffres s’il vous plaît  
- je ne sais pas qui est encore vivant des Sonderkommandos. Je dirais une dizaine de gens.
- de combien de personnes était composé le Sonderkommando d’un crématoire à votre époque ?
- en 1942 le Fischl-Kommando d’Auschwitz était composé de sept personnes auxquels s’ajoutait indépendamment de nous un commando de "chauffeurs". En 1943 et 44 la situation du Sonderkommando était très différente. On était 350 après la sélection d’après une estimation que je crois objective. A l’époque des transports hongrois où il arrivait 25.000 personnes par 24 h, l’effectif était autour de 900.
- ce chiffre tient-il compte du fait que vous travailliez en deux ou trois équipes ?
- on travaillait aussi à des postes différents, et puis il est arrivé qu’on travaille sans interruption jusqu’à 60 h. Il y a eu aussi des jours, un ou deux –je parle de l’année 44- où c’était relativement calme.
- mais si le nombre est monté jusqu’à près de mille et que vous dites que seuls une dizaine reste, alors il a dû y avoir davantage de sélections ?
- non. En 1944 il y a eu pratiquement deux sélections. Il y a eu la révolte où quantité de gens ont été abattus. Alors, d’après mon estimation, il est resté 150 à 160, maximum 200, prisonniers vivants.    
- vous nous avez raconté tantôt qu’un SS a demandé que ceux qui appartenaient au Sonderkommando s’avancent [à l’arrivée à Mauthausen, après l’évacuation d’Auschwitz et Birkenau]. Vous disiez que vous ne vous êtes pas avancés. Les membres du Sonderkommando n’étaient-ils pas suffisamment connus des SS qu’ils ne pouvaient pas se cacher, qu’ils allaient être reconnus ?
- le SS qui s’est occupé de cette question devant notre bloc à Mauthausen venait d’Auschwitz. Je l’avais vu à différentes reprises. Il n’avait pas habité au crématoire. Il ne m’a en tout cas pas reconnu. Je n’étais pas seul, là-bas. Je me souviens très bien qu’il y avait près de moi le Kapo Lajzer, Schloime et d’autres.
- je voudrais vous demander qqchose d’autre concernant les accusés. Ils nous ont dit que Stark s’est approprié des objets de valeur, bijoux et autres, qu’il a pris dans la caisse. Pouvez-vous expliquer –vous l’avez fait une fois vous aussi- comment il pouvait garder ou cacher ces objets ?
- cette caisse, dans laquelle il y avait les objets de valeur, se trouvait dans l’avant-cour du crématoire. On lançait diverses choses dans cette caisse, mais surtout des objets de valeur. Je ferai remarquer qu’il n’y avait pas que Stark qui s’y soit servi, mais aussi le Rottenführer, Klaus. C’était comme ça, si quelque chose leur plaisait, ils le mettaient dans leur poche. Il est arrivé qu’on trouve des bracelets de platine sur lesquels il y avait des brillants de diamants. C’était fait avec l’art et la manière. Au crématoire il y avait de petites caisses de bois. Dans ces caisses il y avait des cendres qui étaient envoyées aux parents. J’ai vu quelques fois Stark –je ne sais pas si d’autres l’ont fait aussi, je ne peux pas le dire- mettre des objets de valeur dans l’une de ces caisses. Il venait à la porte d’entrée du crématoire, tournait vers ce petit local, à droite, la 2è porte à droite, les cendres étaient là. C’est là que je l’ai vu cacher des objets à plusieurs reprises.
     Un autre cas de figure : au Sonderkommando [in dem letzten Schub ?], il y avait deux Juifs Slovaques dont l’un était tailleur. Il avait toujours [? der hat immer auf Befehl von Stark ihm die Aufschläge aufgetrennt]. Il s’était concrètement installé dans la partie arrière de la pièce, là où le Kapo, le „chauffeur“ avait sa pièce, et il lui cousait des choses.
- vous nous avez dit que Stark choisissait des femmes pour être ses victimes, 10, 15 si je me souviens bien, et qu’il les tourmentait particulièrement avant de les tuer, en leur tirant dans différentes parties du corps. Stark était-il le seul SS à se livrer à ces cruautés, ou bien d’autres s’y adonnaient-ils ?  
- je l’ai vu, j’étais à quelques mètres. C’est Stark qui le faisait, même si le Rottenführer y était aussi. Je ne sais pas leurs noms. L’un avait les cheveux un peu roux et des lunettes, et Klaus y était aussi. Mais c’est Stark lui-même qui tirait. Et qui suppliciait.
- avez-vous vu que des SS, chefs, commandants, officiers, médecins, aient effectué des services au crématoire ou à proximité ?
- à ce propos, s’il s’agit de 42, il est vrai qu’il y avait là des officiers, Aumeier, Grabner et d’autres. En revanche il n’y avait pas de médecin. En 42 à Auschwitz, la façon dont on jetait les gens dans les chambres à gaz était différente de la façon dont on procédait dans les usines de mort de Birkenau [továrnách na smrt v Birkenau]. Alors s’il s’agit de Birkenau, en 43 et en 44 jusqu’à l’automne où cela a cessé, là il n’y a pas de doute, j’affirme qu’il y avait un médecin. C’était le médecin qui donnait l’ordre de rouvrir la chambre à gaz. A l’ouverture, les gens étaient entassés, pressés contre les portes, ils tombaient comme une masse. Il allumait la lumière en fonction de ce qu’il voyait dans le judas et donnait l’ordre d’ouvrir au chef du crématoire et d’assurer la combustion. C’est alors seulement que les prisonniers devaient prendre part au travail.
- est-ce que les médecins ou le médecin de service étai(en)t au crématoire pendant le gazage ?
- oui, ils étaient présents
- portaient-ils des masques à gaz ou en avaient-ils avec eux ?
- ils en avaient avec eux. Il est arrivé quelques fois qu’après l’ouverture de la chambre à gaz le médecin mette le masque à gaz, mais ce n’était pas systématique. Il regardait à l’intérieur, revenait, enlevait le masque à gaz et partait.
- avez-vous vu comment l’or des dents arrachées était fondu ? un dentiste SS était-il présent ?
- ce que j’ai vu, c’est que les dents étaient toujours arrachées par des prisonniers. Je me souviens qu’un soir en revenant au Block 13 j’ai vu deux prisonniers, des nouveaux. L’un deux avait un S, ça signifiait qu’il était Slovaque, alors je suis naturellement allé le voir. Il s’appelait Franz Feldmann. Il avait un numéro autour de 38.000. Il venait de Trencín Teplitz en Slovaquie. Il était technicien dentiste. L’autre prisonnier, qui était avec lui, s’appelait Katz. C’était un français d’origine polonaise. J’ai discuté avec Feldmann et il m’a dit qu’il savait où il se trouvait parce qu’il était arrivé l’après-midi. Il m’a dit qu’ils étaient détachés ici seulement pour un certain temps, c’est ce que le chef leur avait dit, et qu’ils repartiraient après un certain temps, ce que les deux ont cru. Le jour suivant, les deux sont arrivés avec le commando des K II et III. Les commandos IV et V allaient aussi ensemble. A cette époque j’étais encore au K II. Ils sont ensuite allés au K III. Quelques heures plus tard je suis allé les voir. Les deux étaient alors avec Katz dans une pièce totalement vide. Après quelques temps, une armoire a été amenée, puis un lit, un lit double. Durant plusieurs jours ils n’ont absolument rien fait, et puis un jour, alors que j’étais avec eux, une voiture de la Croix-Rouge est arrivée. Cette voiture est entrée au K II. Un officier SS et un chauffeur en sont descendus. Quand il l’a vu, il a dit „voilà le chef“ alors je me suis éloigné. Feldmann et Katz sont alors partis voir l’officier puis sont revenus vers moi et m’ont demandé si je pouvais les aider à décharger des affaires de la voiture. Je les ai aidés alors j’ai vu ce qu’il y avait : des bagues [einige Stücke von Schamotte-Ringen], des conteneurs d’alcool et d’essence, de la poudre blanche dont j’ignore ce que c’était. Dans l’un des conteneurs il y avait aussi de l’acide et une valise avec des pinces et différents appareils. Quand je suis revenu dans la pièce, on m’a dit que je pouvais partir.
- savez-vous qui était ce chef ?
- je l’ai vu mais je ne connais pas son nom.
- bon. Je vous poserai plus tard des questions sur ce point, mais auparavant, savez-vous quelque chose d’autre sur ce dont nous avons parlé hier, à savoir la façon particulière dont les jeunes enfants mouraient aux crématoires ?
- ils étaient nombreux après le gazage. Lorsque les membres du Sonderkommando sortaient les corps, certains avaient encore le cœur qui battait, cependant ils étaient inconscients. Dans ce cas, ils étaient signalés et tués par balle.
- y avait-il une autre façon de tuer les enfants ?
- il me faut raconter ça ! [to kdybych zde mel lícit !] C’était en 1944 que s’est produit ce que je vais raconter, lorsque le Hauptscharführer Moll était chef des crématoires. Cet homme a pris un enfant à sa mère, l’a emmené près du K V, il y avait là deux grands bûchers en 44, et là il a jeté jeté cet enfant dans la matière grasse bouillante des corps. Après cela, il s’est tourné vers son Kalfaktor, c'est-à-dire l’homme qui était attaché à son service, je me souviens bien de lui, c’était un français, un champion poids plume, et il lui a dit : "je peux maintenant aller manger à ma faim, j’ai fait mon devoir".
Président : continuez, s’il vous plaît
Représentant de la partie civile Ormond : est-il arrivé que des prisonniers de votre commando se soient adressés aux arrivants ou les aient mis en garde contre ce qui allait leur arriver ?
- oui, ça s’est produit. La conséquence a été qu’ils ont été brûlés vifs
- les membres des Sonderkommandos qui ont averti de ce qui allait se passer ont été abattus d’abord puis brûlés, ou ?
- ils ont été brûlés vifs.
 
- M. le Président, je voudrais demander au témoin s’il reconnaît quelques-uns des accusés. Je fais cette proposition afin que la défense ne dise pas qu’ils ont été reconnus parce qu’ils ont été vus sur des photos
- nous le ferons quand il n’y aura plus de questions
Défenseur Gerhardt : je refuse cette requête
Président : et pourquoi ?
- parce que je ne sais pas où il veut en venir. La partie civile peut donner son avis et faire des affirmations du type "tel accusé a sans doute fait telle et telle chose"
- mais pourquoi le témoin ne devrait-il pas regarder les accusés ? ce n’est pas interdit par la loi
- jusqu’alors les charges contre les accusés ont été déposées par les témoins, je ne vois pas pourquoi les témoins se lèveraient pour examiner les accusés et déterminer s’ils reconnaissent l’un ou l’autre
- nous déterminerons ce qu’il en est plus tard.
Défenseur Steinacker : je m’oppose également à cette proposition parce que je pense que chaque témoin qui vient ici connaît déjà les accusés
Partie civile Ormond : bien, ils n’ont donc pas besoin de sortir, M. le Président. Alors je demande que les accusés se lèvent et que le témoin puisse dire, comme il est d’usage, puisqu’il ne se souvient pas des noms, qui il reconnaît parmi les accusés et ce dont il se souvient à son propos
- nous le ferons lorsque les questions seront épuisées.

Procureur Kügler : je voudrais poser des questions pour compléter quelques points. Vous nous avez indiqué que vous avez travaillé au K I et au crématoire 4. Y avait-il des différences architecturales entre ces deux crématoires ?
- Les K II et III étaient construits de façon identique d’une part, et les IV et V d’autre part. Les II et III avaient chacun 15 fours qui étaient au rez-de-chaussée. Chacun avait une cheminée. A l’entrée du K II sur la droite il y avait les escaliers qui menaient à la salle de déshabillage qui était en sous-sol. Au mur de cette pièce il y avait des porte-manteaux au-dessus de bancs de bois et des formules en différentes langues –en 44 avait été ajouté le hongrois- comme par exemple "lave-toi !" ou "au bain !" Il y avait des flèches de l’autre côté la porte. De cette porte, on arrivait à la chambre à gaz et sur la gauche il y avait le monte-charge qui qui permettait d’amener les corps des morts à la chambre de combustion [traduction littérale de Verbrennungsraum ou Verbrennungskammer, il s’agit de  la pièce où étaient les fours, je traduirai donc  désormais par « salle des fours »] 
Président : mais M. le Procureur, nous avons déjà entendu tout cela
Procureur Kügler : mais nous ne l’avons jamais entendu par un témoin qui l’a vu lui-même, il me paraît essentiel d’établir comment c’était réellement. Par ailleurs, je me représente mal le rôle des médecins, dentistes et pharmaciens. Il a été affirmé qu’ils n’étaient pas seulement sur la Rampe mais allaient ensuite aussi à la chambre à gaz et il me paraît important de comprendre ce qui se passait, ce qu’ils y faisaient
Président : alors si vous le tenez pour absolument nécessaire, posez vos questions  
Procureur Kügler : je voudrais montrer la photo de la reconstitution des K II et III au témoin pour lui demander si cela correspond à son souvenir
Filip Müller : oui, c’est le K II. Ici à gauche c’est la salle de déshabillage, au-dessus la salle des fours et dans la partie supérieure l’endroit où vivaient les prisonniers.
- merci beaucoup. Est-il exact qu’au K V les salles de déshabillage et de gazage étaient au rez-de chaussée ?
- oui, aux K IV et V les chambres à gaz, les salles des fours et la salle de déshabillage étaient sur le même niveau. Chaque salle des fours avait deux cheminées et huit fours. Il n’y avait pas une seule salle des fours mais trois pièces combinées ensemble.  On les amenait d’abord dans la 1ère pièce, puis on fermait, ensuite dans la 2è, puis on fermait, et dans la 3è.
- le zyklon B était-il réparti dans la chambre à gaz ou envoyé par des sortes d’ouvertures ?   
- pour ce qui est des K II et III, il y avait des colonnes creuses dans les chambres à gaz qui reliaient le sol au plafond et étaient entourées d’une tôle ajourée. A l’intérieur il y avait une spirale. Quand le gaz était jeté par en haut, c’était la spirale qui permettait la distribution du gaz. En ce qui concerne les K IV et V ce n’était pas pareil. Là, le gaz était envoyé par une sorte de petite fenêtre dans le mur, sur le côté, qui fermait de l’extérieur. Aux K IV et V il n’y avait pas d’imitation de douches
- d’après vos souvenirs, quand les gazages ont-ils commencé ?
- d’après moi, en octobre ou novembre 1944
- des expériences médicales étaient-elles menées aux crématoires, et si oui, où ?
- oui, des expériences étaient menées. En 1944, au moment des transports hongrois, il y avait une pièce au K II où deux pathologues hongrois travaillaient. L’un d’eux s’appelait le Dr Nyiszli, c’était un homme costaud. Ils menaient des expériences, le Dr Mengele venait les voir très souvent. Ces deux prisonniers ont ensuite été amenés au K V, dans cette pièce près de la cheminée –c’était la pièce qui reliait la salle des fours au vestiaire. Avec les deux médecins hongrois travaillait aussi un autre homme qui n’était pas médecin. Il venait de Theresienstadt. J’ai vu de mes propres yeux qu’ils avaient mis un homme qui était bossu dans un chaudron avec des sels et des acides pour récupérer son squelette. En outre deux SS sur une moto… un side-car, ont pris de la viande de ces personnes qui avaient été abattues. Ils ont pris de la chair de la cuisse, l’ont mise dans un grand seau et sont partis avec. Je ne sais pas ce qu’ils en ont fait ensuite.
- je veux seulement vous demander enfin : on m’a raconté une fois qu’aux bûchers, dans les fosses, était affecté un commando qui devait arroser les nouveaux corps mis dans le bûcher de matière grasse récupérée des corps entrain de brûler. Avez-vous vu ça ?
- c’est tout à fait vrai. Voilà ce qu’il en était. J’étais aux fosses d’incinération de Birkenau et au K V derrière lequel il y avait deux de ces fosses. A Birkenau il y en avait 3. L’autre a été nivelée plus tard. Ces fosses faisaient 40 m de long environ et 6 à 7 m de large sur 2 m ½ de profondeur. Dans la partie inférieure des fosses il y avait une dénivellation, une partie plus creuse. Dans les creux de ces fosses coulait la graisse humaine et c’est avec cette graisse humaine les prisonniers devaient arroser les corps.     
Procureur Kügler : pour qu’ils brûlent mieux…
Procureur Kügler : plus de questions.

Partie civile Raabe : est-ce que les prisonniers sélectionnés dans le camp pour la chambre à gaz étaient en général gazés avec les sélectionnés sur la Rampe ?
- je ne sais pas comment étaient faites les sélections dans le camp et sur la Rampe. Je n’y étais pas. Je sais seulement..
- [interrompant] : non, je crois que l’on s’est mal compris. Il y avait des "Musulmans" au camp qui étaient sélectionnés pour le gazage. Avez-vous vu ces " Musulmans" arriver pour être gazés avec les nouveaux arrivants sélectionnés sur la Rampe ?
- non. Ca je ne l’ai pas vu. Je n’ai pas vu que de nouveaux arrivants soient gazés avec les prisonniers, à l’exception d’un cas unique, en 1942, lorsque je suis arrivé pour la 1ère fois au crématoire d’Auschwitz. Avec le transport de Juifs slovaques ont été gazés des prisonniers russes.
- d’après vos souvenirs, combien de  prisonniers sont morts lors de la révolte ? 
- je ne m’en souviens pas. Peut-être 300, peut-être 350. Plusieurs centaines, mais je ne me souviens pas plus précisément.
- combien de prisonniers du Sonderkommando ont été concernés par la sélection en 1944 qui a eu lieu juste avant la révolte ?
- quelques centaines, je ne m’en souviens pas avec précision
- dernière question : l’homme qui était connu par Feldmann et Katz comme chef s’est-il aussi occupé de superviser les processus de gazage ?
- non. Plus tard je l’ai vu au K IV et aussi au V.
- remplissait-il les fonctions que vous nous avez décrites pour les médecins lors des gazages ?
- je l’ai vu présent plusieurs fois mais je ne peux plus dire que je l’ai vu avec un masque à gaz. En revanche je l’ai vu aux K IV et V. Lorsque j’ai parlé avec Feldmann et Katz, ils m’ont dit que lui, le chef, se comportait très bien avec eux et qu’il leur apportait du pain blanc et de la margarine. Katz et Feldmann lui remettaient personnellement l’or fondu sous forme de cubes. Le bureau de la fonderie se trouvait au K III.
- et si je vous dis que d’après nos recherches, le chef de Katz et Feldmann était vraisemblablement le Dr Frank ici présent, d’autant que cet accusé dit n’avoir accompli que la surveillance de l’équipe de refonte aux crématoires, et maintenant que vous nous avez dit qu’il pouvait surveiller les opérations aux K IV et V ainsi qu’au bureau du K III
Défenseur Latesener : je récuse cette question
Président : pourquoi ?
Défenseur Laternser : parce que ce n’est pas une question mais un fait, c’est un jugement qu’on demande au témoin
Président : oui, la question devrait être : y avait-il un bureau de fonderie au K IV ou V
Filip Müller : non
Partie civile Raabe : merci.
 
Partie civile Kraul : avez-vous vu à Birkenau comment on jetait le gaz ? Avez-vous pu observer le processus ?
- je l’ai vu quelques fois, de loin. Ceux qui s’en occupaient ne venaient que pour ce court moment, avec la voiture portant la croix rouge.
- avez-vous approché les officiers ?
- je ne savais pas qui était officier
- je vous remercie.

Défenseur Steinacker : étant affecté au crématoire, savez-vous si les dents en or étaient regroupées dans des caisses aux K IV et V ?
- oui
- ces caisses étaient-elles amenées au bureau (Schmelzvorgang) du K III depuis les autres crématoires ?
- oui, toutes ces caisses contenant les dents en or étaient amenées de tous les crématoires au K III.
- vous avez été entendu le 02 décembre 1963 à Prague par les services de justice du district, à quel sujet ?
- quand j’ai appris qu’à Francfort il y aurait un procès sur Auschwitz, j’ai considéré qu’il était de mon devoir de m’inscrire pour y témoigner.
- vous a-t-on présenté des photos à cette occasion ?
- j’habite le 10è arrondissement de Prague, je suis allé me présenter au tribunal dont je dépends, j’ai été remis à un juge auquel j’ai fait ma déposition (Aussagen + Protokoll) puis je suis parti.
- avez-vous su alors qui étaient les accusés ?
- je me suis inscrit en décembre 1963 et quelques articles ont alors paru dans les journaux, des articles sur le procès
- avec des photos ?
- non, pas de photos en rapport avec le procès. Je ne m’occupe pas du problème d’Auschwitz sinon ça pourrait me rendre fou. J’ai dans ma bibliothèque un certain nombre d’ouvrages dans lesquels on trouve des photos d’époque qui montrent le camp de concentration
- oui, mais ce qui m’intéresse là ce ne sont pas ce type d’images concernant le camp, mais des images des accusés de ce procès qui vous auraient été montrés lors de votre déposition
- non, il n’y en a pas eu
- pas non plus dans les journaux ? Achetez-vous les circulaires publiées par le comité d’Auschwitz ?
- non. Quant aux circulaires, je les vois seulement occasionnellement
- des informations sur les accusés et sur leurs activités à Auschwitz étaient-elles publiées dans celles que vous avez vues ? [question refusée, débattue, puis reposée par le Président sous la forme suivante] : avez-vous vu dans ces circulaires les noms des accusés ou des données les concernant ?
- je n’y ai vu qu’une courte présentation du procès, donc aucun détail. Il en est de même pour la presse que j’ai pu lire à Prague.
-  mais il y a eu une description sur ce procès et donc sur les accusés
- je ne m’en suis pas occupé
- je crois que vous vous en occupez puisque, comme vous l’avez dit, vous avez tant de littérature sur le sujet
- je lis cette littérature sans considérer s’il s’agit du procès ou pas, depuis avant, bien avant
- après votre déposition ici, à Francfort, vous a-t-on montré les photos des accusés ?
- non
- avez-vous parlé avec des tiers avant votre déposition, celle faite à Francfort ou celle faite à Prague ?
[interruption du procureur Kügler qui récuse cette question disant qu’elle est trop vaste et peut piéger. S’ensuit une querelle entre divers membres du tribunal qui amènera à la reformulation de la question par le Président sous la forme suivante] :
- avez-vous dit à Prague avant votre départ, ou ici à Francfort, à un quelconque tiers, que vous alliez faire une déposition ?
- non
- avec qui avez-vous parlé ?
Président : quoi ? (rires dans la salle)
Partie civile Kaul : qu’est-ce que c’est que cette question ?
[échanges très agités sur la formulation possible, débouchant donc sur une nouvelle reformulation du Président de séance en fonction des débats venant d’avoir lieu] :  alors, pour faire court, avez-vous parlé avec l’avocat Kaul, l’avocat Raabe ou l’avocat Ormond ici à Francfort ?  
- non
Président. Non. Reste-t-il des questions ? non ?
Procureur Kügler : si j’ai bien compris le témoin, il lui restait des choses à dire sur certains accusés
- effectivement, il avait fait une demande en ce sens. Nous allons lui donner cette occasion de regarder les accusés, je leur demande de s’avancer ici
 
 - coupure -

Président : … montré Dylewski, ou Klaus comme vous dites. De celui-ci vous nous avez parlé aussi, le chef de ces deux hommes qui prélevaient les dents en or, à propos duquel vous a été demandé s’il venait au K V
Filip Müller : IV et V
- il vous avait été demandé également si vous l’aviez vu se comporter comme les médecins, qu’avez-vous vu aux K IV et V, qu’y faisait-il ?
- je l’y ai vu un grand nombre de fois, au K IV comme au V. Je me souviens l’avoir vu au K V avec Katz et Feldmann. Je ne peux pas décrire ce qu’il faisait avec précision parce que ce n’était pas toujours pareil. Parfois les médecins mettaient le masque, parfois ils regardaient seulement par le judas. Je ne peux donc pas dire avec certitude que je l’ai vu avec un masque à gaz, cependant, il était au K IV et V quand les gens y arrivaient et ensuite quand il y avait les corps, ça je peux le dire avec certitude.
- donc voilà pour le Dr Frank. Vous nous avez indiqué aussi celui qui a été actif au Block 11, que savez-vous de lui ?
- Le Fischl-kommando a vécu au Block 11 l’année 42, dans la cellule 13. Ca devait être en mai ou juin 42. Il était alors Blockführer. Il y avait d’autres personnes aussi, des équipes de nuit.. Je me souviens d’un assez grand SS mais je ne sais plus son nom.
- savez-vous ce qu’il a fait là en tant que chef de Block ?
- oui. Durant six semaines j’ai été dans ce Bunker alors j’ai vu ses activités. Comme je l’ai dit déjà, le travail du Fishl-kommando consistait à charger tous les vêtements et toutes les affaires sur la voiture, les emmener et les trier. Ca se faisait le matin ou après l’appel du soir. Si on sortait tôt, on était déjà revenu au Bunker pour 8 h, puis plus rien de la journée. Le Blockführer nous sortait de la cellule 13 pour aller prendre un peu l’air au Block 11. Il faisait ça aussi pour la raison suivante : Fishl lui ramenait, venant des transports, des cigares et différentes choses. Il nous laissait aller dans la cour. Nous descendions les escaliers et devions nous mettre contre le mur, à droite. Il y avait le Block 10 où les fenêtres étaient fermées. A cette occasion je l’ai vu à de nombreuses reprises –pas seulement lui, mais aussi un autre chef de bloc quand un autre était là- qui allait au supplice des prisonniers qui étaient au Block 11 pour diverses raisons. Concrètement, il nous laissait assis là et nous avons vu.
- comment les prisonniers du Block 11 étaient-ils torturés ?
- au Block 11 il y avait des trous carrés dans le sol qui étaient bouchés par une pierre. Ces trous étaient sous le Block 10, à proximité de la cour du Block 10. La pierre était enlevée et dans le trou était mis un solide bâton. Le prisonnier était sorti du Block 11. On lui attachait les mains ensemble dans le dos et on le suspendait. Ce Blocführer, et pas seulement lui, mais aussi ceux qui le représentaient, ont ainsi suspendu des détenus. Il y avait aussi deux Kapos qui le faisaient. Rapidement cet homme commençait à crier parce que la douleur était forte. Il pensait que s’il disait la vérité on serait bon avec lui. Les prisonniers de ce bloc étaient donc ainsi torturés. J’ai vu que parfois ils l’avaient tellement été qu’ils ne pouvaient plus tenir debout. Voilà ce que je peux dire à propos du Block 11. En 1942, aussi longtemps que nous avons été contraints au Block 11, nous avons dû ramasser les corps de ceux que Stark avait abattus, et avec Klaus quand il y en avait davantage. Je voudrais seulement remarquer que ces chefs de bloc n’ont pas tiré concrètement. Quand nous étions pendant la journée au Bunker, nous avons entendu de là qu’on tirait au Block 11 mais nous n’y étions pas, nous avons entendu dire que des prisonniers de l’hôpital avaient ramassé les corps. Qui avait tiré alors, je ne le sais pas, j’ai seulement entendu les coups de feu.
- en ce qui concerne ces suspensions au poteau où les prisonniers étaient interrogés, s’ils voulaient dire la vérité, y avait-il là quelqu’un, le Blockführer et les deux Kapos ?
- oui
- personne d’autre ?
- il y avait aussi des cas où un SS y était que je ne connaissais pas, et sinon les cas où c’étaient les Blockführer qui posaient les questions
- avez-vous vu, cette fois-là ou une autre, que ce chef de Block que vous nous avez montré a tué quelqu’un ?
- ça c’est produit un grand nombre de fois. J’ignore le compte exact. Ca se terminait par la mort
- la mort de ceux qui étaient suspendus ?
- oui
- sont-ils morts en votre présence ?
- oui, nous l’avons vu et nous avons vu comment ils étaient décrochés. Ils étaient morts. Nous avons aussi vu certaines fois deux prisonniers venant du Block 11, emmenés aux lavabos. Ils sont partis par les escaliers du bloc et les ont mis aux lavabos. Ce qui s’y est passé ensuite je ne le sais pas, mais ils en sont ressortis morts.
- et vous avez vu participer aussi le Blockführer qui s’appelle Schlage ?
- oui, je l’ai vu de mes yeux, plus d’une fois
- je vous ai à plusieurs reprises entendu prononcer "Klause" ou "Klausen", s’agit-il du prénom Klaus décliné en tchèque ?
- oui, c’est le cas
- pouvez-vous dire que vous connaissez le visage et la personne de ce Klaus ?
- oui. A ce propos je voudrais dire qu’en 43 quand les prisonniers sont arrivés du crématoire d’Auschwitz pour celui de Birkenau, il y avait Maurice Lulus, Samuel Jankowski mais aussi Mietek, Józek et Wacek. Ce que je vais ajouter, c’est qqchose que j’ai seulement entendu : que Stark serait resté jusqu’à la fin de l’été 42 et qu’ensuite c’est Klaus qui se serait chargé de ses fonctions, qu’il tuait les gens directement dans le crématoire d’Auschwitz, dans la chambre à gaz. A ce propos, je voudrais raconter la chose suivante : lorsque ce Klaus était en service, un prisonnier m’a raconté –qui était surnommé Kusen- il m’a raconté personnellement que Klaus portait une combinaison bleue qu’il avait donnée à ce Kusen pour qu’il en nettoie les taches de sang et qu’il l’avait battu à ce propos. Je l’ai entendu dire par les gens qui sont ensuite arrivés du crématoire d’Auschwitz à celui de Birkenau.
- quelque chose est confus pour moi. Il me semblait me souvenir que vous nous aviez dit que le Fischl-kommando était passé d’Auschwitz à Birkenau mais que Stark n’y était pas venu. Alors comment Dylewski peut-il avoir pris la place de Stark ?
- après mon départ, le Fischl-kommando qui a travaillé au crématoire a été regroupé avec les "chauffeurs". La différence était seulement que les prisonniers Polonais habitaient normalement dans un bloc tandis que les autres étaient dans la cellule 13 du Block 11. Tout ce commando a été transféré du crématoire d’Auschwitz à ceux de Birkenau. Ce sont eux qui nous ont dit qu’à la fin de l’été ou au début de l’automne 42, Stark était parti et que Klaus avait repris ses fonctions. Moi, à ce moment-là j’étais à l’hôpital. Je ne suis revenu avec eux à Birkenau qu’en 43.

Juge Hummerich : j’ai une question. D’après vos souvenirs, quand ce Fischl-kommando est-il arrivé à Birkenau ?
- environ 15 jours ou un mois après que j’y sois revenu. Fischl n’y était plus. Il avait attrapé le typhus et il en était mort.       
- vous avez dit qu’il n’y avait pas eu de sélection en 42 mais vous avez aussi parlé d’une sélection au Block 13 ?
- en été 43 il n’y a eu qu’une sélection. Fin 42, d’après ce qu’on m’a dit, il y avait à Birkenau un Sonderkommando de Juifs slovaques. Ce Sonderkommando avait préparé une évasion. Il a été trahi par un prisonnier qui a été tué. Alors entre la fin 42 et le début 43 ce Sonderkommando a été gazé à Auschwitz. C’est à Birkenau qu’on me l’a dit. Je ne sais pas combien ils pouvaient être dans ce Sonderkommando, probablement une centaine. Mes anciens camarades du Fischl-kommando me l’ont raconté aussi.
- pouvez-vous nous donner les périodes où vous avez vécu au Block 13 et celles où vous avez été au K V ?
- au Block 13, à partir de l’été 43. A Birkenau je ne sais pas exactement, mais en 44 quand il y avait les transports hongrois lorsque Moll était chef des crématoires, mais j’étais au K IV, pas au V. Au V personne n’y vivait.
- les locaux étaient pourtant identiques. Des SS y vivaient peut-être ?
- au K V il y avait des lits en effet, puisque nous y avons été mis après la révolte, mais nous n’étions que 30 prisonniers. Auparavant nous étions tous au K IV, dans la salle de déshabillage. Avant l’arrivée des transports de Hongrie très peu de gens étaient brûlés dans ce crématoire. Nous habitions donc au K IV. Ce n’est qu’après la révolte que nous sommes allés au K V, et sinon personne n’y habitait.
- et au K II, vous n’y avez pas habité ?
- si, dans les combles, pod strechou [sous le toit]
- merci.
 
Défenseur Laternser : pendant votre séjour à Francfort, êtes-vous allé au bureau polonais du comité d’Auschwitz ?
Procureur Vogel : mais il n’existe pas de bureau polonais du comité d’Auschwitz à Francfort ?! 
Président : êtes-vous allé à un bureau du comité d’Auschwitz ?
Filip Müller : je ne suis allé dans aucun bureau. J’ai conversé ici avec quantité de gens, des portiers et des braves gens. Je me sens à Francfort comme chez moi.

Partie civile Raabe : j’ai une question pour l’accusé Stark. M. Stark, est-ce que ce que le témoin a dit de vous est vrai ou bien le contestez-vous ?
Stark : je ne répondrai pas.

Président : j’avais encore une question. Vous avez aussi reconnu l’accusé Bednarek, d’où le connaissez-vous ?
Filip Müller : du Block 13, quand j’y vivais avec le Sonderkommando. A proximité, il y avait le commando pénal (Strafkommando) dont il était Blockführer
- avez-vous entendu dire des choses sur lui ? avait-il une bonne ou une mauvaise réputation ? le connaissiez-vous ?
- je ne savais rien sur lui. Nous étions à l’isolement. Mon unique souci était de revenir le soir au bloc avec mes camarades. Ce que j’ai vu de lui, c’est… mais demandez-lui, s’il vous plaît, il me reconnaîtra certainement
- oui, il vous a bien reconnu.

Procureur Kügler : j’ai une question pour l’accusé Mulka. Les documents présentés par M. Kaul montrent à mon avis que Mulka n’était pas responsable de l’affectation des prisonniers même s’il dirigeait ce service. Je voudrais demander à l’accusé s’il avait quelque chose à voir avec l’affectation des prisonniers au Sonderkommando du vieux crématoire (K I) et si ce n’était pas le cas, qu’il nous dise qui en était responsable.
Mulka : le chef de la main d’œuvre (der Arbeitseinsatzführer).
Président : pourtant ce Sonderkommando devait bien être formé, il fallait bien que ce soit prévu dans le plan d’organisation, vous ne vous en êtes pas occupé ?
- je ne sais rien à ce sujet
- connaissiez-vous les activités de ce Sonderkommando ?
- non
- non plus. Mais vous dites que le chef de la main d’œuvre en était responsable ?
- je crois, oui
Procureur Kügler : le chef de la main d’oeuvre n’était pas un chef SS me semble-t-il, et quand bien même il l’aurait été, il aurait tout de même dépendu du bureau de l’affectation des prisonniers par celui du commandant
Mulka : du bureau du commandant, oui, mais pas de celui des officiers. Je voulais ajouter quelque chose à la question soulevée par ce document qui doit être décisif quant à ma responsabilité dans l’affectation des prisonniers. Dans ce document il est clairement et catégoriquement mentionné "le commandant ordonne que" puis ce qui doit être mis en place, puis en bas "sur ordre, Mulka".
Président : bien, s’il n’y a plus de questions au témoin, Monsieur, pouvez-vous affirmer sous serment que vous avez parlé en toute bonne conscience ?
Filip Müller : oui.

 

[Page mise en ligne en 2006]