Une série de pages spécifiques consacrées à "l’artiste du Sonderkommando".
[Toutes les illustrations de ces pages sont publiées avec l’accord de son fils Alexandre Oler et toute reproduction en est interdite sans son autorisation. J'en profite pour le remercier "officiellement" pour sa disponibilité, sa confiance et son aide constantes.]
Partie I : Eléments biographiques
Sculpture de D.Olère
Autoportrait en taille directe dans le granit.
Avertissement
Il ne s’agira pas ici d’une présentation détaillée de la vie et de l’œuvre de David Olère mais uniquement des éléments qui présentent une portée informative historique. Il ne s’agira donc pas de son parcours d’artiste -malgré l’intérêt que je porte à son œuvre en tant que telle- mais uniquement de l’importante dimension documentaire qu’elle propose. Il est d’ailleurs extraordinaire de constater que le travail de David Olère est à la fois d’une grande valeur artistique et d’une grande valeur informative grâce à son incroyable précision jusque dans les détails.
Il s’agit donc ici de l’histoire de David Olère en tant qu’elle est un élément de l’Histoire, et de son œuvre en tant qu’elle est -et qu’il a voulu qu’elle soit- témoignage.
[Si vous êtes intéressé(e) par l’œuvre de l’artiste, le site officiel qui lui est dédié, actuellement en construction, sera accessible en cliquant sur ce lien.]
ELEMENTS BIOGRAPHIQUES
David Oler est Juif, il est né le 19 janvier 1902 à Varsovie, en Pologne. Très vite, ses capacités artistiques sont telles qu’elles sont remarquées (bien que ses parents ne travaillent pas du tout dans ces domaines).
Il part pour l’Académie des Beaux-arts de Danzig [Gdansk] avec une dispense eu égard à son jeune âge, puis à Berlin à seize ans.
Il choisira la France et s’installera à Paris dans les années 20.
Il fréquente alors le Montparnasse des artistes et travaille dans l’industrie du film, notamment pour la Paramount. On lui doit entre autres des affiches de cinéma (comme celle des Misérables avec Harry Baur, réalisée en 1933, qui figure ci-contre) et des travaux de décorateur.
Il décide d’orthographier définitivement son nom en "Olère" ce qui semble pouvoir être interprété sans hésitation comme un choix profond et véritable de la France –le nom étant la marque la plus symbolique de ce que l’on est- et de la langue française avec cette finale typique. En 1930 il se marie avec une modiste parisienne, union dont naîtra un fils, Alexandre.
En 1937 il obtient la nationalité française. La famille s’installe définitivement à Noisy-le-Grand (ex Seine-et-Oise) et puis très vite la France entre en guerre. David est un soldat français. Il est appelé au 134è régiment d’infanterie à Lons-le-Saunier. Cette photo le montre en uniforme, en 1939.
Il est démobilisé en 40, après l'Armistice … et déchu de sa nationalité française du fait des lois antijuives sévissant alors en France.
Il est arrêté le 20 février 43 à son domicile par la police française.
En 1940 il y avait environ 150.000 Juifs citoyens Français dont 30.000 naturalisés durant les années 30, pour la plupart arrivés de l’Est de l’Europe. En juillet 40, le Ministère de la Justice créait une commission de révision des naturalisations accordées depuis 1927. Le retrait de la nationalité a été prononcé pour 15.000 personnes.
Par ailleurs, la promulgation de la loi sur le statut des Juifs du 03 octobre 40 excluait, parmi d’autres mesures, les Juifs des professions du cinéma. Très vite a suivi l’obligation (en zone occupée) de se faire recenser (port de l’étoile puis mention "Juif" sur la pièce d’identité).
Outre ses compétences artistiques, David Olère parlait de nombreuses langues : Yiddish avec ses parents, Polonais puisque Varsovien, Russe du fait de sa scolarité, Allemand suite à son séjour à Berlin, Anglais et Français. De telles compétences linguistiques étaient un atout important, voire essentiel pour accroître les chances de survie dans le camp, nombreux sont les survivants qui en témoignent.
Partie II : Auschwitz-Birkenau
La déportation et les premiers temps dans le camp.
David Olère est déporté de Drancy le 02 mars 1943 vers Auschwitz : il s’agit du convoi 49. Parmi les mille prisonniers de ce transport, cent hommes seront sélectionnés pour le travail et tatoués du n°106 088 au 106 187. Beaucoup parmi eux seront affectés à la nouvelle équipe du Sonderkommando que les SS mettent en place pour la mise en route du K II dans lequel le premier gazage aura lieu le 13-14 mars. (Quatre de ces cent hommes seront survivants en 45 et deux femmes sur les 19 ayant été sélectionnées pour travailler).
Cette première sélection (c'est-à-dire la sélection à l’arrivée) a été peinte par David Olère en 1952.
Durant toute une "première période" après son retour, David Olère n’a fait que des dessins. Il est passé à l’huile sur toile quelques années plus tard. Ce changement de support et de matériau est aussi, bien entendu, une évolution dans son œuvre et très vraisemblablement dans son rapport intime au réel du camp. Il s’éloigne alors du témoignage-documentaire et s’oriente peu à peu vers une dimension de témoignage-allégorie. Ce tableau est précisément charnière entre ces deux périodes. Peu de toiles figureront sur cette page, puisque nous nous sommes circonscrit, comme domaine d'étude pour ces pages, les œuvres à valeur documentaire exclusivement. Cette peinture néanmoins nous a semblé avoir sa place ici, en ce qu’elle est emblématique de toute arrivée au camp de Birkenau, même si David Olère, dans les inscriptions qu’il a ajoutées, outre sa signature, et qui ne sont pas entièrement lisibles, indique qu’il s’agit de l’arrivée de « Parisiens à Birkenau Auschwitz ».
Ce tableau de l’arrivée au camp n’est donc pas à prendre stricto sensu, mais comme un symbole à multiples facettes. Il donne à voir la descente du train (avec l’indication du SS de gauche qui pose un pied sur un rail) et l’arrivée au camp comme le vivait chaque famille. Il choisit de ne pas montrer la colonne de déportés anonymes sur la Rampe, mais une famille, « la » famille. Chaque regard, chaque attitude témoigne de l’épuisement à la suite du voyage, entassés dans des wagons à bestiaux, et de l’inquiétude. Il montre cette famille qui n’a plus de bagages (il fallait les laisser sur le quai) mais seulement de petits sacs. Et cette famille, encadrée de SS, est privée de ses éléments masculins : les hommes paraissant en bonne santé et les femmes n’ayant pas d’enfants étaient sélectionnés pour entrer dans le camp, en quantité proportionnelle aux besoins en main d’oeuvre. Ici, cette partie de la famille sera directement conduite à la chambre à gaz, comme l’indique la cheminée démesurée qui figure derrière eux. Les regards angoissés et interrogatifs se dirigent vers le SS qui ne porte pas de fusil… mais qui pourtant tient une arme qu’ils ne savent pas plus redoutable encore, il la tient d’ailleurs derrière son dos : une baguette. Baguette du bout de laquelle les déportés à leur arrivée sont désignés pour la file de droite ou celle de gauche, pour entrer dans le camp ou pour la chambre à gaz immédiate. Baguette qui les a condamnés. Les deux jeunes femmes portant leurs bébés semblent questionner, et l’autre SS a un geste d’apaisement envers l’une d’elles avec une main disproportionnée que son rictus dément. Tel était le principe (voulu et exposé par R. Höß dans ses Mémoires) : chercher à rassurer pour que tout se passe aussi calmement aussi longtemps que possible.
Pour le transport de mille personnes dans lequel David Olère est arrivé, nous l’avons vu, 881 ont été directement envoyées dans les chambres à gaz. En ce qui le concerne, à l’issue de la sélection à la descente du train, il va entrer dans le camp et devenir le n° 106.144.
Rasé, dépouillé de tous ses biens, y compris la moindre photo, la moindre lettre rattachant au passé, vêtu de "rayés" aux tailles aléatoires et tatoué, il va apprendre à marcher "zu fünf" (les déplacements se faisaient constamment en rang par cinq, ce qui permettait aux SS de compter plus aisément les prisonniers).
Chacun de ces individus est devenu, autant qu’il est possible, un "Stück" anonyme, une pièce du grand puzzle qu’est le projet du IIIè Reich hitlérien.
Ces prisonniers, humiliés et hagards, sont emmenés pour la première fois vers une baraque, l’une de celles de la partie du camp dite "camp de quarantaine" au BIIa. (Si vous le souhaitez, un plan détaillé de Birkenau est disponible en cliquant ici).
"Sélection" (D.O. 1945)
Ce dessin montre une sélection de prisonniers de Birkenau, près de leur baraque, visible et bien reconnaissable en arrière-plan.
Il pourrait s’agir d’une sélection pour la chambre à gaz mais il est bien plus probable (parce que les SS n’ont pas fait déshabiller les prisonniers et qu’il n’y a pas de médecin SS) que ce soit une sélection pour un commando, lorsque les prisonniers sont encore en camp de quarantaine, peu après leur arrivée.
Sera alors attribué à chaque prisonnier (ou groupe de prisonniers) un commando de travail qui, selon les besoins dans le camp, pourra aussi bien être le Sonderkommando que tout autre.
Parmi les commandos de travail auxquels les prisonniers sont affectés à l’issue de la quarantaine, beaucoup sont à l’extérieur du camp.
David Olère est ainsi témoin du départ des travailleurs affamés et épuisés. Ils passent devant la potence collective où ont été suppliciés des camarades qui ont tenté de s’enfuir et ont été repris. Les SS ont affublé cette potence d’un panneau "wollten ausrücken" ("ils voulaient s’évader"). L’humour des SS peut être plus pervers encore, de nombreux survivants ont témoigné, dans les mêmes circonstances, d’un panneau "wir sind wieder da" ("nous sommes de retour")...
Les pendaisons se faisaient en règle générale devant les prisonniers réunis, à la demande du Commandant du camp, R. Höß, comme il l'explique dans ses Mémoires, afin de décourager les tentatives d'évasion. Si les évadés n'étaient pas repris, ce pouvaient être des camarades de baraque, choisis au hasard, qui étaient pendus.
Le soir, c’est le retour des commandos de travail, toujours "zu fünf" bien sûr, mais dont les rangs s’éclaircissent jour après jour, particulièrement dans certains commandos très durs, soit du fait de l'intense activité physique (le terrassement par exemple) ou parce que le Kapo était une brute. Chargé de "gérer" un groupe de prisonniers (ou de prisonnières, les femmes n'étant pas traitées différemment), il avait toute latitude pour rouer de coups voire tuer qui bon lui semblait. Comme le montre le dessin de David Olère, les compagnons de ceux qui sont morts dans la journée (de faim, d’épuisement ou de coups) doivent ramener les corps.
On remarquera la porte, le poste de guet et les barbelés du camp de Birkenau. Est-il besoin d’attirer l’attention sur l’opposition entre le SS bien nourri, bien campé sur ses jambes écartées, convaincu de son bon droit, et la foule interminable des prisonniers, abattus, se soutenant l’un l’autre, à peine couverts avec leurs tenues rayées ?
De retour dans les baraques, certains se tournent vers la prière, Chrétiens et Juifs côte à côte (élément qui se retrouve à différentes reprises dans l'oeuvre de David Olère). Bien entendu, toute activité religieuse est interdite au Lager, comme en témoigne le prisonnier qui fait le guet à la porte.
On notera la "description" de l’intérieur de cette baraque : les châlits, les petites ouvertures en hauteur et la longue structure de brique au centre.
Partie III : L'extermination
David Olère, quant à lui, lors de la sélection pour un commando de travail, a d’abord été creuseur, vraisemblablement au "Begrabungskommando", commando dont le travail consistait à creuser les fosses qui serviraient de fosses communes de crémation. Elles se trouvaient alors à proximité des Bunkers [voir plus bas].
Il va de soi que ces attributions, et a fortiori celles qui vous enverraient au Sonderkommando, étaient effectuées au hasard. Parfois les SS faisaient pourtant mine de rechercher des professions spécifiques, et demandaient par exemple qui était coiffeur. Certains prisonniers se revendiquaient alors comme tels, pensant qu’au moins ils seraient à l’abri des conditions météorologiques… et étaient envoyés au Sonderkommando. A d’autres, on avait prétendu rechercher des employés pour travailler le cuir dans une usine de chaussures. Le plus souvent il n’était question de rien, quelques SS venaient juste choisir parmi les hommes du "Quarantäne Lager" autant d’hommes jeunes et valides qu’il leur en fallait pour compléter le Sonderkommando. Les prisonniers ne posaient pas de questions, ils avaient déjà bien compris avec force coups, malgré le peu de temps depuis lequel ils étaient internés, que "in Auschwitz, gibt es kein warum" (il n’y a pas de pourquoi).
Les Bunkers.
Ils se trouvent un peu à l’écart, à proximité du camp de Birkenau. Ce furent les premiers lieux mis en place pour l’extermination en 1942. Il s’agissait de maisons paysannes reconverties en chambres à gaz. [Pages spécifiques sur le Bunker 1 et sur le Bunker 2 en cliquant ici]
Le Bunker 1 a été utilisé du printemps 42 à l’été 43. Il a ensuite été démoli. Le Bunker 2 a servi à deux époques : en même temps que le Bunker 1, donc avant la construction des grands crématoires (KII, KIII, KIV et KV), puis à nouveau lors de "l’action de Hongrie" c'est-à-dire la déportation des Juifs de ce pays (en 44) parce que les crématoires ne suffisaient pas à l’ampleur et au rythme de cette extermination.
David Olère a représenté l’un de ces Bunkers. On ne peut pas affirmer avec certitude qu’il s’agisse du 1 ou du 2. Bien qu’il ait été communément admis qu’il s’agissait du 2 et de ce fait intitulé "Bunker 2", il me semble que le dessin représente plus vraisemblablement le Bunker 1 [je m’en explique ici, dans une page spécifique].
David Olère a donc pu être affecté au Bunker 1 ou au Bunker 2 peu après son arrivée, à la toute fin de la première période d’utilisation de ces chambres à gaz provisoires (fin du printemps ou début de l’été 43) aussi bien qu’au Bunker 2 lors de la seconde période (printemps / été 44). On voit sur ce dessin une baraque servant de lieu de déshabillage sur la droite, d’où sortent des personnes, notamment des femmes avec leurs enfants, pour se diriger vers la petite maison où, en fait de bains désinfectants, les attend la mort. Au premier plan, des prisonniers du "Begrabungskommando" sont entrain de creuser sous la surveillance d’un SS qui frappe l’un d’entre eux. Sur la droite se trouve une réserve de bois que des membres du Sonderkommando ont parfois été envoyés chercher dans les maisons avoisinantes, comme en témoignage Eliezer Eisenshmidt. En effet, les paysans polonais aux environs du camp ont tous été délogés et la plupart de leurs maisons détruites pour en récupérer les matériaux. Ce bois servira aux fosses de crémation.
Une sélection pour le commando de creuseurs de fosses débouchait le plus souvent sur un reversement dans le Sonderkommando. Ce passage de l’un à l’autre a certainement ainsi eu lieu pour David Olère à la fin juin, lors de la mise en route du K III, le crématoire auquel il sera rattaché. C’est l’affectation principale de David Olère durant ses vingt mois de présence au Sonderkommando.
Le K III
On appelle «crématoire trois» le bâtiment qui se trouve à l’extrémité droite de la voie ferrée qui sera construite au printemps 44 à l’intérieur du camp d’Auschwitz Birkenau. (Le K II, identique mais en miroir, se trouvait en face du K III, à l’extrémité gauche). Les K IV et K V quant à eux, sont plus au Nord et de l'autre côté des baraques du "Kanada".
Les quatre ont été construits de façon à peu près concomitante. Nous n'évoquons ici que le K III, celui auquel David Olère a été affecté. Dans ce dessin, il nous montre la participation des prisonnières, au bas duquel il a écrit : « La construction des crématoires de Birkenau en 1943. Pauvres filles… ». Le fils de David Olère pense qu'il faut y entendre, outre la souffrance physique, la douleur morale de ces femmes sachant qu'elle participaient à la construction de chambres à gaz dont elles seraient les premières victimes. Il donne également ce commentaire éloquent "plus vite fini, plus vite gazées ; moins vite fini, plus fort battues".
Lors de ces constructions (commencées en 42, terminées entre mars et juin 43) les entreprises présentes sur les chantiers voisinaient avec les travailleuses et travailleurs forcés du camp. Les prisonniers étaient une main d’œuvre corvéable à merci et renouvelable à discrétion.
Ce dessin exprime de façon puissante la notion de travail jusqu'à l'épuisement total qui caractérisait les camps, et montre les coups et hurlements permanents que subissaient les Häftlinge. Regardant ce dessin, on entend l'écho des pages extraordinaires d'intensité de Charlotte Delbo (voir médiagraphie).
Ce bâtiment, comme chacun des crématoires, était une usine de mort dont il comprenait tous les éléments : salle de déshabillage et salle de gazage en sous-sol, salle des fours au niveau du sol, et à partir de mai 44 logement des Sonderkommandos à l’étage (auparavant, les gardes SS ramenaient les membres des Sonderkommandos au Block 13 du BIId après chaque période de travail. Il s’agissait d’un Block fermé, isolé et surveillé).
David Olère donne ici, dès 1946, une vue en coupe du K III étonnante de clarté et de précision qui permet de comprendre les modalités du processus et de se rendre compte immédiatement de l’ampleur de l’extermination.
Ce croquis, tel le plan d’architecte qui a prévalu à cette construction, épouvante aussi d’indiquer comment des ingénieurs -donc comment le savoir- a mis froidement ses compétences au service du projet d’optimisation industrialisée de l’extermination des Juifs.
Le "Leichenträgerkommando" (commando des porteurs de cadavres) amenait quotidiennement aux crématoires avec une charrette les corps des prisonniers morts dans le camp durant la journée.
Curieusement, celle que David Olère a dessinée est très petite, il y en avait une autre d’un volume bien plus considérable (à Auschwitz comme à Birkenau). Quoiqu’il en soit, il se souvenait bien néanmoins, et racontait l’effort considérable nécessaire pour, comme un animal de trait, la tirer ou la pousser en s’arc-boutant sur ses roues.
Des victimes étaient régulièrement amenées aux crématoires en camion. Deux cas se présentaient. Soit il s’agissait de personnes qui ne pouvaient marcher depuis le quai sur lequel elles étaient descendues du train (personnes âgées, enfants, handicapés) lorsque la voie verrée n’arrivait pas encore à l’intérieur du camp. Dans le second cas il s’agissait, comme D. Olère le représente ici, de prisonnières du camp. Il a intitulé ce dessin "24 décembre 43 : liquidation de la quarantaine des femmes à Birkenau".
Il s’agit vraisemblablement de l’une des liquidations du sinistre Block 25 du camp des femmes. Pelagia Lewinska par exemple témoigne (dans son livre édité en 1945) des grandes sélections du dimanche ou des jours de "fête" à cette époque. L’appel durait toute la matinée et "trois ou quatre SS hommes et femmes parcouraient chaque colonne, chaque rangée, un visage après l’autre et chaque détenue plus pâle et plus amaigrie que les autres recevait l’ordre de se ranger de côté". Elles seraient envoyées au Block 25 qu’elle décrit ainsi : "C’était le bloc de la mort où l’on enfermait celles qui devaient bientôt finir au four crématoire. On y envoyait non seulement les faibles et les malades éliminées au moment des sélections, mais également des bien portantes à titre de représailles. Il n’y avait là ni paillasses, ni couvertures ; la ration alimentaire était réduite à un quart et l’on y voisinait avec des cadavres qu’on y déposait provisoirement". De ce Block fermé, on ne sortait que pour monter dans le camion qui vous amenait au crématoire. Là, toutes ces femmes étaient alors bennées comme de la marchandise, vivantes et mortes.
Mais jour après jour, train après train, millier après millier, interminablement, la réalité concrète de l’extermination. Cette colonne de déportés triés sur le quai est directement dirigée vers le bâtiment du crématoire. Certains, à leur arrivée, ont cru à une immense boulangerie. L’espoir est chevillé au corps de l’homme.
Tous ces Juifs sont guidés par des SS le long des barbelés circonscrivant l’enceinte du K III. L’interminable colonne est dirigée à l’arrière du bâtiment où ils vont entrer par un escalier de larges marches.
Sur ce dessin de 1945, on remarquera particulièrement le camion derrière le bâtiment, celui qui amenait les personnes qui ne pouvaient effectuer le trajet en marchant depuis la gare (la voie ferrée ne menait alors pas à l’intérieur du camp comme ce sera le cas à partir de 44) ainsi que le "Sanka", le "Sanitätkraftswagen" (véhicule sanitaire). Il s'agissait d'une voiture affublée du sigle de la Croix Rouge qui venait pour chaque gazage. A l’intérieur, un chauffeur et le "médecin" SS de service. A l’arrière, les boîtes de Zyklon B.
On peut rapprocher le dessin de David Olère de cette photo prise par un SS en 44 et retrouvée plus tard. On se rend alors compte, s’il en était besoin, de la qualité exceptionnelle de sa mémoire visuelle et à quel point ce regard avait une précision d’architecte qui fait de ses dessins des témoignages des plus précieux.
Et les victimes entrent dans le K III. Elles arrivent dans la salle de déshabillage. Quand cela est possible, les SS font d’abord entrer les femmes et les enfants. Ils leur tiennent un discours expliquant qu’un bain désinfectant préalable est indispensable pour pouvoir entrer dans le camp.
On demande aux déportés de faire aussi vite que possible parce qu’ensuite une boisson chaude les attend. On leur demande aussi de bien veiller à regrouper leurs affaires, attacher les chaussures par les lacets et se souvenir de leur emplacement. Des bancs et des patères ont été fixés tout le long des murs de la grande pièce et autour des piliers de soutènement.
Et puis… "Gazage",
la peinture de David Olère que je tiens pour son œuvre majeure, réalisée en 1960. Elle mesure 1m30 x 1m60. Elle a été donnée à un musée de New York mais n’est pas exposée pour autant, ce qui ne laisse pas de me scandaliser.
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Partie IV : Le quotidien des Sonderkommandos
Après que le SS responsable ait ordonné l’ouverture des portes et la mise en fonctionnement de l’aération, les membres des Sonderkommandos devaient alors sortir les corps. Ils sont nombreux à témoigner que pour eux cela reste définitivement le choc le plus violent, cette vision d’horreur, ce concret des corps enchevêtrés formant bloc.
Doivent alors intervenir les membres des Sonderkommandos dits « coiffeurs » et « dentistes ». Sur ce dessin sont représentés les deux : au premier plan celui qui coupe les cheveux des femmes avec ces sortes de ciseaux qu’on appelait des forces et, plus loin, celui qui doit extraire des bouches les dents en or (toujours sous la surveillance d’un SS dont la botte et le bas du manteau sur la droite suffisent à en indiquer la massive présence).
On notera la présence d’une forme grillagée à l’arrière-plan du dessin. Il s’agit d’un élément essentiel dont bien peu ont pu témoigner : les colonnes en double grillage fin des K II et K III qui descendaient du plafond de la pièce servant de chambre à gaz (au sous-sol) et communiquaient avec les trappes pratiquées dans ce plafond par lesquelles des SS, de l’extérieur et au niveau du sol, versaient les cristaux de Zyklon B. (A propos de ces colonnes, voir aussi la page sur le K II). Saul Chazan les décrit comme des tubes en grillage avec un maillage de métal perforé et un espace au sol pour le nettoyage.
Léon Cohen, Juif Grec qui parlait français et allemand, fut affecté au K III en décembre 43 en tant que « dentiste ». Il explique qu’à cette époque les « coiffeurs » intervenaient dès que les corps avaient été sortis de la chambre à gaz. Quant à l’intervention des dentistes, donc en ce qui le concernait, durant 12 heures (les Sonderkommandos travaillaient en deux équipes, l’une de jour, l’autre de nuit) muni de deux pinces ayant réellement appartenu à un dentiste, il devait intervenir près de la salle des fours, après que les corps aient été amenés par le monte-charge électrique et juste avant leur crémation. Cet or dentaire était déposé par une fente dans une caisse de bois fermée.
Dans le présent dessin, David Olère regroupe les deux actions dans le même lieu. Plusieurs explications possibles à cela. Il peut s'agir d'une logique explicative : il est plus simple d’exprimer ainsi comment les corps des victimes n’étaient considérés que comme des objets à exploiter pour le Reich. Il peut s'agir plus vraisemblablement du fait que c’est de cela qu’il a été témoin. En effet, selon les époques (et éventuellement selon la fréquence des groupes qui arrivaient), les processus pouvaient varier. Enfin, on peut penser aussi que, n’ayant été ni « coiffeur » ni « dentiste », il ne connaissait pas tous les détails de leurs conditions de travail. On signalera d’ailleurs à ce propos que, comme David Olère n’avait pas d’affectation fixe au Sonderkommando du fait de son statut d'artiste (nous en reparlerons dans la cinquième partie), c’est aussi ce qui nous permet aujourd’hui d’avoir ces dessins de tous les lieux des crématoires parce qu’il lui arrivait d’être envoyé ici ou là, dans les différentes parties des différents crématoires, selon les besoins en main d’œuvre.
Les caisses que nous venons d’évoquer, dans lesquelles les dentistes devaient déposer les dents en or et autres bijoux trouvés sur les victimes, sont ici visibles. David Olère nous emmène avec ce dessin dans le local situé à l’angle du K III où travaillaient les fondeurs d’or dentaire. A la création de ce sous-commando du Sonderkommando officiaient comme fondeurs Franz (ou Francisek) Feldmann (Slovaque de Trenčianske Teplice -Trentschin Teplitz en Allemand) et Paul Katz (de Paris) qui, en effet, étaient dentistes de profession. Ils étaient précédemment affectés au centre dentaire d’Auschwitz 1. Il me semble donc hautement vraisemblable que les noms indiqués par David Olère sur le dessin concernent bien ces deux mêmes hommes, et que Francisek Feldmann ait été surnommé « Tchèque » parce qu’originaire de Tchécoslovaquie ou bien du fait de son prénom.
Quoiqu’il en soit, leur rôle dans ce local (sur la porte duquel un écriteau interdisait l’entrée à quiconque) était le nettoyage des dents arrachées et la fonte de l’or dans divers moules. D’après les témoignages, trois types de moules étaient utilisés : les uns permettant de former des plaques de 500 g et d’un kilo, et les autres des « disques » de 140 g. Ces derniers sont précisément visibles sur le devant de la table. A intervalles réguliers, cet or était livré à la Reichsbank (nombreuses traces dans les services d’Archives).
Ces deux prisonniers fondeurs d’or (ainsi que le Dr Pach, médecin du Sonderkommando) ont été assassinés lors de la dernière sélection au Sonderkommando, à la fin du mois de novembre 44, alors que le K IV est détruit et les K II et III sont en cours de démantelement. Il leur sera dit (témoignage de Filip Müller) qu’on les transférait à Groß Rosen…
Je propose ici un dessin particulier, qu’il conviendra de comparer avec le suivant. Afin de regrouper les deux principaux aspects du travail imposé aux Sonderkommandos, David Olère a choisi ici de représenter à la fois la chambre à gaz et les fours. La réalité était plus complexe et comportait des étapes intermédiaires. Les négationnistes se sont emparés de ce dessin et, voulant ignorer le raccourci et la superposition, ont choisi de voir là une preuve du fait que David Olère serait un "faux témoin" comme ils disent. Outre l’aspect contre-productif par rapport à leurs thèses puisqu’ils se posent comme sachant exactement comment les choses se passaient, donc connaissant très bien la réalité de ce qu’ils prétendent n’avoir pas existé ; ils se fondent néanmoins en effet sur une vérité : dans aucun des crématoires de Birkenau les deux pièces n’étaient ainsi contigües. C’est ce qui peut sans doute attirer certains jeunes crédules vers eux : les négationnistes se fondent toujours sur des faits réels, qu’ils connaissent bien en effet, et y mêlent une totale mauvaise foi puisque, sous couvert de recherche de vérité, ils tentent d’amener autrui vers ce qu’ils savent être mensonge. Ils utilisent toujours ce dessin par exemple, pas le plan en coupe du K III que nous avons vu précédemment dans la partie 3.
Ce dessin fait donc coexister la chambre à gaz qui, au K III auquel était rattaché David Olère, était en sous-sol (comme au K II), et l’angle du groupe de fours (sur la gauche du dessin) qui était une pièce au niveau du sol (cf le plan en coupe du K III). Il s’agit en somme de l’équivalent d’une ellipse en littérature : la volonté de l’artiste est de faire comprendre l’essentiel du processus à qui le découvre, sans en donner tous les détails. Il faut aussi se resituer à l’époque à laquelle ont été faits ces dessins, c'est-à-dire au retour de David Olère : le citoyen français ordinaire ne savait alors rien de l’extermination à Auschwitz-Birkenau et a fortiori de ce qu’il en était du quotidien à l’intérieur des crématoires.
Ce dessin de 1945, en revanche, donne quantité de précisions "documentaires" : on y voit le monte-charge qui permettait d’amener une dizaine de corps à la fois depuis le sous-sol où était donc la chambre à gaz, mais aussi les brancards, la glissière pour les corps (sur la droite), les sortes de tisonniers particuliers, …
Ce dessin de la salle des fours est donc beaucoup plus détaillé, beaucoup plus informatif. Néanmoins, il ne peut pas non plus être exhaustif, une trop grande foison d’éléments nuirait à la lecture du dessin, alors l’artiste a vraisemblablement choisi de représenter les éléments qui lui semblaient essentiels à la compréhension, mais aussi à l’information.
Outre les éléments déjà évoqués, on remarquera chaque groupe de four trimoufle, l’agencement de la salle avec les fenêtres qui font face aux fours, les piliers porteurs rejoignant la charpente pour ce qui est de la construction au sens strict. Un regard plus attentif se portera sur les réceptacles (au sol, devant chaque moufle) destinés aux parties d’os qui n’étaient pas parvenues à brûler (nous verrons, à l’occasion du commentaire sur un autre dessin, quel sera leur devenir). On remarquera également, sur la porte du réceptacle des cendres (moufle du four du premier plan) que David Olère indique que le nom de la firme Topf les ayant fabriqués y figurait (ce que, bien évidemment, personne d’autre qu’un témoin direct n’aurait pu mentionner dans un dessin réalisé en 1945). On constatera également la présence d’évacuations de fumées devant chaque four. En revanche, il choisit de ne pas faire figurer les rails devant les fours, par exemple, parce que l’information ne lui parait pas fondamentale. Pour autant, ce qui est dessiné est très précis.
Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à cette photo, prise par un SS en 1943, peu avant l’entrée en fonctionnement du crématoire et retrouvée plus tard (aujourd’hui aux Archives d’Auschwitz). Etant prise au K II (bâtiment identique mais inversé, construit en miroir) cela implique et explique qu’au fond de la pièce on ne voie pas le monte-charge comme au K III (dessin de D. Olère ci-dessus) mais l’entrée d’un couloir (qui menait notamment vers la pièce où se trouvait la réserve de coke et vers la pièce de surveillance des SS –voir dessin ci-dessous).
Bien entendu, durant leur travail, dans la salle des fours comme ailleurs, les membres du Sonderkommando sont surveillés. On voit ici les SS dans une petite pièce prévue à cet effet et qui leur est réservée. Il s’agit vraisemblablement de P. Voss (de trois quart dos), et à coup sûr de J. Gorges (au centre). De cette pièce, au K III, en effet, les fours sont sur la gauche, comme l’indique le détenu du Sonderkommando esquissé en arrière-plan.
David Olère évoque ici l’extermination des déportés d’un "transport" venant de France : les SS boivent du Bordeaux et du Châteauneuf du Pape, fument des Gauloises et manipulent des montres à gousset, tous objets qu’ils ont récupérés parmi les biens des victimes.
Bien entendu, plus les SS étaient gradés, plus ils étaient libres de leurs actes, donc libres de piller les biens volés aux Juifs. On citera pour mémoire le Journal du médecin Obersturmführer Kremer dans lequel il raconte notamment les contenus des paquets qu’il envoie régulièrement à sa famille ; ou encore les quantités considérables de nourriture que Mme Höss, femme du commandant, faisait livrer chez elle depuis les cuisines du camp.
Les SS ne sont pas les seuls à se servir dans les biens des victimes restés dans la salle de déshabillage du crématoire. Ce sont en effet les membres des Sonderkommandos qui doivent vider cette pièce de son contenu, essentiellement des vêtements, avant l’arrivée du groupe suivant. Tout est sensé partir vers les baraques qui servent d’entrepôts, surnommées le "Kanada" (elles sont très proches, voir la carte ici) et, après un tri minutieux dans ces entrepôts, vers l’Allemagne.
En réalité, beaucoup de choses disparaissent à tous les niveaux. En ce qui concerne les Sonderkommandos, à partir de 1944, les SS tolèrent globalement qu’ils prennent la nourriture qu’ils sont susceptibles de trouver (sans laquelle ils n’ont que les 1.000 calories quotidiennes de la cuisine du camp). Selon le lieu d'origine des victimes, il pouvait évidemment ne rien y avoir sinon de tristes hardes, en particulier lorsqu'il s'agissait de Juifs arrivant d'un ghetto. Dans tous les cas, l'essentiel des biens, valises ou paquets, emportés par les déportés devaient être laissés sur la "Rampe" (le quai d'arrivée) où des équipes du Kanada venaient les ramasser pour les emporter aux entrepôts où il les trieraient. En revanche, pouvaient être conservés ce qu'on appelerait aujourd'hui des "bagages à main". Les membres du Sonderkommando chargés de vider la salle de déshabillage pouvaient donc y trouver diverses choses. Les SS ont particulièrement toléré que les membres des Sonderkommando gardent par devers eux la nourriture à partir du moment où ces prisonniers ont été installés au-dessus des crématoires et non plus dans les Blocks fermés du camp, en 44 (cf témoignage J. Sackar). Les SS préfèraient avoir des Häftlinge en état physique convenable au Sonderkommando, pour mener à bien le travail de force qui leur était assigné et ne pas avoir à les renouveler pour cause de mortalité considérable comme dans le reste du camp, mais seulement quand ils le décidaient.
La plupart des membres du Sonderkommando tenteront de subtiliser également divers autres biens que de la nourriture, à leurs risques et périls. Lorsqu’ils étaient surpris, la punition était le plus souvent très cruelle. Ont ainsi été rapportés par divers survivants des meurtres après torture devant les compagnons membres du Sonderkommando du même crématoire, notamment dus au SS Moll de sinistre mémoire.
Les bijoux et autres objets de grande valeur sont bien entendu échangeables au marché noir du camp. Ce troc, toujours à valeur très inégale, permet de se procurer (par le biais des ouvriers Polonais venant travailler dans le camp par exemple, ou en achetant le silence des SS) tout ce que l’on peut souhaiter : alcool, cigarettes, passe-droit pour aller dans telle ou telle partie du camp. Beaucoup de ces biens de valeur partent également directement vers l’extérieur pour "financer" les projets du groupe de résistance à l’intérieur et à l’extérieur du camp.
Mais de nombreux témoignages (notamment de prisonnières survivantes qui travaillaient comme infirmières ou médecins, donc à proximité des K) évoquent les paquets envoyés par des membres des Sonderkommandos, contenant de la nourriture et des médicaments (les vêtements transitaient davantage directement depuis le Kanada).
Les Sonderkommandos (avec leur croix rouge à la peinture dans le dos), comme les femmes (à la porte de la baraque) surveillent, craignant l’arrivée d’un SS. Shlomo Dragon, Josef Sackar, Eliezer Eisenshmidt, sont parmi les survivants du Sonderkommando à évoquer ces vêtements marqués à la peinture qu’ils portaient (ils étaient autorisés à se vêtir de façon "ordinaire" mais alors une bande rouge était peinte de chaque côté sur les pantalons et une croix dans le dos).
Le titre donné à ce dessin et inscrit par David Olère est éloquent : "pour les filles, des vivres afin de ne pas les voir aux crématoires".
Ce dessin de 1945 (repris par la suite dans une huile) intitulé "Les coiffeurs à Birkenau dans le crématoire au grenier" montre le démêlage des cheveux (dans d’autres camps d’extermination la procédure pouvait être différente, et les "coiffeurs" devaient alors couper les cheveux des femmes avant leur entrée dans les chambres à gaz).
Filip Müller, survivant du Sonderkommando, donne quelques détails supplémentaires en expliquant avoir vu au K III en été 43 une pièce dans laquelle les chevelures étaient étalées, nettoyées puis séchées et cardées avant d’être emballées dans des sacs en papier. Plusieurs tonnes de cheveux, ainsi stockés dans des sacs, ont d’ailleurs été trouvées par l’Armée Rouge à la libération du camp.
Au K V, David Olère a également vu le sous-commando des écraseurs d’os (Knochenstampfer) et vient ici en témoigner. Des membres d’un Sonderkommando (essentiellement des Juifs Grecs en 44) devaient pilonner les résidus osseux reconnaissables comme étant des os humains que la crémation n’avait pas réduits en cendres. Saul Chazan explique qu’au départ, ces os résiduels étaient regroupés tous les deux ou trois jours et mis dans un entrepôt où il fallait les briser jusqu’à ce qu’ils ne soient pas plus gros que des graviers. Par la suite il explique que les modalités ont évolué et qu’il y a eu des dames (pilons) de bois pour ce travail.
Une nouvelle modification a lieu au printemps 44, du fait de l’afflux de victimes en provenance de Hongrie, lorsque le SS Moll est devenu le responsable des crématoires. A ce propos, Filip Müller écrit notamment "le commando d’incinération comportait environ 35 hommes. Quelques-uns enlevaient les cendres à la pelle […] d’autres pilonnaient les restes et les pulvérisaient […] sur la plate-forme rectangulaire que Moll avait fait bétonner à cet effet […] d’autres jetaient infatigablement la cendre avec leur pelle sur les tamis métalliques. La matière qui ne passait pas à travers les mailles était de nouveau pilonnée." Henryk Mandelbaum, qui était lui aussi rattaché au K V, atteste également de ce mode de fonctionnement dans une déposition faite auprès des Archives d’Auschwitz où l’un de ces tamis, retrouvé, a été conservé.
Shlomo Dragon, dans un entretien, évoque aussi ce type d’installation près du K IV : un espace cimenté de 10 m² pour les résidus non brûlés à pulvériser avec des pilons de bois.
On remarque aussi sur ce dessin, outre l'incontournable SS de surveillance, deux détenus emportant des cendres jugées suffisamment fines. Elles seront à une première époque enterrées dans des fosses à proximité des crématoires (pour la plupart vidées par la suite), et plus tard stockées puis emportées par camion jusqu’à la rivière pour y être déversées.
A proximité du K V les SS firent creuser des fosses de crémation parce que les victimes étaient si nombreuses que les fours ne pouvaient suffire pour faire disparaître les corps.
Pour ce dessin, David Olère se tient tout à fait à l’extrémité du camp de Birkenau, à l’angle NO. On voit ainsi le K V en perspective. Il représente une scène qui, au vu des témoignages, n’était pas rare. Ce SS muni d'un pistolet dont il ne se départissait jamais, est O. Moll, décrit par tous les survivants comme un monstre pervers aimant à terroriser et voir souffrir (ce dont ils donnent hélas aisément de nombreux exemples). David Olère n’est donc pas le seul à avoir été témoin d’une scène telle que celle-ci. On pourra par exemple se reporter à Filip Müller, une fois encore, dont le témoignage complète et explique le présent dessin : "Moll avait sans aucun doute un penchant maladif à pratiquer des tortures perverses dont il semblait se délecter. L’une d’elles consistait à se montrer au crématoire […] dans la salle de déshabillage […] à la recherche de quelques jeunes femmes nues qu’il poussait dans l’arrière-cour du crématoire jusqu’à une fosse d’incinération. Lorsque les malheureuses voyaient le spectacle, elles étaient frappées d’horreur au point de ne plus savoir ce qui leur arrivait. Eperdues, comme enracinées au sol, elles détournaient instinctivement leur regard de cette abominable vision. Moll, qui observait attentivement leur réaction, semblait jouir intensément de leur angoisse et de leur terreur, puis il les abattait froidement d’un coup de feu par-derrière, les faisant basculer dans l’innommable fosse en ébullition".
Partie V : Autour des crématoires
Cette partie est construite en deux rubriques : l’une consacrée aux quatre portraits de SS travaillant au Sonderkommando dessinés par David Olère, et l’autre aux spécificités de la vie de David Olère au Sonderkommando. (Pour des informations sur d’autres SS d’Auschwitz et Birkenau ayant été en rapport avec le Sonderkommando, voir ici la page des biographies).
Les SS du Sonderkommando
Car "autour des crématoires", bien entendu, les SS étaient présents pour encadrer les prisonniers. Aucune archive à ce jour n’a été trouvée dressant une liste de leurs noms. Sont donc connus les quelques uns, rares, qui ont été capturés et livrés à la justice et d’autres qui sont cités par les anciens Häftlinge membres du Sonderkommando.
La plupart de ces hommes ayant encadré, coopéré –parfois avec enthousiasme- et participé à la gestion de l’extermination des Juifs d’Europe, se sont après guerre massivement "fondus dans la masse" et sont revenus à la vie civile dans une Allemagne qui n’a rien voulu savoir ou qui a majoritairement choisi de continuer à fermer les yeux.
Ici, David Olère nous donne à voir le SS Johann Gorges, Rottenführer à son arrivée à Birkenau et Unterscharführer à sa sortie (sous-officier de faible grade, donc). Né en 1900, il a été Kommandoführer du Sonderkommando du K V. Beaucoup avaient un surnom parmi les prisonniers, ce qui permettait aussi de parler d’eux entre prisonniers avec plus de discrétion. Celui de Gorges était "Moishe Burak". Le mot "burak" signifie "betterave rouge". Sobriquet dont il a hérité du fait de son teint continuellement rougeaud (David Olère le représente d’ailleurs également avec cette marque distinctive).
Il a été vu à Gusen en avril 45 après les marches de la mort (voir ce terme dans le glossaire, si besoin), puis sa trace disparaît. Dans un premier temps il n’a donc pas été inquiété. Dans un second temps, en suite au procès d’Auschwitz à Francfort où Filip Müller, qui a majoritairement été affecté au K V, a pu donner de nombreuses informations le concernant, il devait être poursuivi pour ses crimes. Il est finalement mort en 1971 avant que son procès n’ait pu avoir lieu, ce qui est toujours regrettable, tant pour la justice due aux victimes et aux survivants, que pour ce que les déclarations de ces SS sont parfois susceptibles d’apporter comme informations pour les historiens. Auraient pu être portés au dossier ces deux dessins que je laisserai sans commentaires (le premier est intitulé "jusqu’au dernier souffle") où David Olère représente Gorges dans son quotidien :
De ce SS on ne sait rien sinon son nom : Herbert, et son grade : Hauptscharführer, donc supérieur à celui qui précède et ceux qui suivent (pour des équivalences de grades entre les termes employés dans la SS et ceux de l’armée française, cliquer ici).
Le SS Erich Muhsfeldt, né en 1913, était un Oberscharführer qui, arrivant de Majdanek, dirigeait à Birkenau les K II et III en juin 44 avant de devenir le chef de l’ensemble des crématoires. A son propos, Filip Müller écrit : "Nous apprîmes par les prisonniers Soviétiques qui le connaissaient bien, que cet homme à l’apparence débonnaire et inoffensive, au visage sympathique, était en réalité une brute sans pitié".
Jugé au procès d’Auschwitz à Cracovie en 47, il est condamné à mort et pendu. (Pour davantage de détails, voir ici la page des biographies des accusés de ce procès).
Le SS Peter Voss était Oberscharführer, comme Muhsfeldt. Il est né en 1897. Il a été chef des crématoires jusqu’en mai 44 (avant l’arrivée de Moll qui l’a remplacé) puis des K IV et V. Sa description par Filip Müller est partagée : "La trentaine, de taille moyenne, trapu, avec un nez aquilin et effilé, il avait un goût immodéré pour l’alcool. […] La formation reçue chez les SS l’avait rendu docile et avait neutralisé son esprit critique, mais elle n’avait pas fait de lui un fanatique de l’extermination juive en masse. […] Pour nous, c’était l’un de nos bourreaux les moins inhumains".
Il n’a pas été poursuivi. Il est mort en 1976.
L’artiste David Olère au Sonderkommando
Du fait de ses compétences artistiques surtout, mais linguistiques aussi, la vie de David Olère au Sonderkommando a été différente de celle de ses camarades d’infortune. Il était affecté au K III mais majoritairement utilisé pour ses qualités d’artiste et envoyé ici ou là selon les besoins lorsqu’il y avait un manque de bras. Il lui a donc été permis de circuler davantage que les autres prisonniers du Sonderkommando. Il a ainsi été témoin de la plupart des lieux et situations de l’extermination, ce qui nous permet aujourd’hui d’avoir la richesse informative de ces dessins les évoquant.
Ses qualités de dessinateur en particulier furent utilisées par les SS qui lui donnaient à décorer des lettres à leurs familles comme il nous le montre ici, où il se représente réalisant des motifs fleuris sur un courrier.
Ce dessin évoque puissamment la stupéfiante dichotomie du camp en général et du Sonderkommando en particulier. David Olère dessine « pour un bout de pain » (intitulé du dessin)… mais indique à quel point les SS ne manquent pas même du superflu (l’un a la pipe à la bouche, l’autre le verre à la main). Le SS pour lequel le dessin est réalisé se penche, calme et satisfait, vers une lettre vraisemblablement pleine de sentiments qu’il a écrite (on peut lire qu’elle commence par "Meine Liebe")… mais si sa main gauche se pose calmement sur le dossier de la chaise, la droite tient fermement l’arme qui a peut-être tué un "Stück" quelques instants avant ou va peut-être en tuer un quelques instants après, sans aucun état d’âme. Ce SS se penche, capté par le dessin destiné à sa femme ou sa fille bien-aimée… mais l’autre regarde par la fenêtre où l’on sait qu’il est susceptible de voir une colonne de déportés qui va être conduite au crématoire par exemple, ou bien les prisonniers épuisés jusqu’à la mort par le quotidien fait d’accumulation de violences qui est le principe du camp de concentration. On imagine le calme de ce moment, on entendrait presque le bruit de la plume qui gratte le papier… s’il n’était complété par les hurlements continuels des SS dans le camp, de l’autre côté de la fenêtre, et par les bruits permanents du crématoire en fonctionnement derrière la porte de la pièce.
Ici, David Olère dessine une marine sur un abat-jour et l’homme qui lui parle, sur la droite, est le Kapo August Brück, dont il écrit à l’angle du dessin qu’il était un ancien marin Allemand. Il est arrivé à Birkenau "le 5 mars 42, de Buchenwald, où il avait été Kapo du crématoire" (F. Piper). Il avait alors fait modifier le système d’enfournement des cadavres (avec des brancards et non plus avec des chariots). Filip Müller le décrit en ces termes : "Un homme d’une cinquantaine d’années, à la silhouette longue et efflanquée, il marchait légèrement courbé en avant. Son visage anguleux et ridé, aux pommettes saillantes, le regard vif de ses yeux perçants donnaient à penser qu’il avait acquis dans le passé une longue expérience des prisons nazies et des camps de concentration". Il mourra du typhus en décembre 43.
De nouveau ce dessin montre une situation double. Celle, dedans, où rien ne manque (tasse de thé ou de café, pipe et cigarettes) et où il est possible d’échanger tranquillement entre individus, sans souci, et celle, dehors, de la réalité quotidienne du camp qui concerne des milliers de prisonniers. De la même façon que de l’autre côté de la scène sereine (D. Olère peignant un abat-jour), il y a un Kapo ; lorsqu’on regarde par la fenêtre, de l’autre côté du SS qui se tient immobile, il y a le K II.
Pour David Olère comme pour beaucoup de survivants, il y a vraisemblablement cette double lecture du monde de façon définitive. Le camp est comme une sorte de toile de fond continuelle de la pensée, presque une grille d’analyse du réel, même de façon involontaire. On peut penser à ce sujet aux bandes dessinées d’Art Spiegelman que chacun connaît. Il y montre clairement son père pris dans ce va-et-vient continuel et irrépressible, plusieurs décennies après son retour de déportation, vivant aux Etats-Unis… mais par exemple à l’occasion de la préparation d’une valise, montrant à son fils comment s’y prendre efficacement parce que parfois on n’a le droit d’emporter que ce qu’on sait faire tenir dans sa valise. On peut penser aux survivants qui, devant telle ou telle situation humaine mettant en jeu un soupçon de pouvoir sur autrui, se demandent "comment se serait-il comporté à Birkenau ?". Tout élément du quotidien, même le plus banal, peut renvoyer au Lager, les exemples pourraient se multiplier.
Les compétences de David Olère dans les différentes langues étaient également utilisées comme on le voit dans ce dessin au bas duquel il a noté : "en écoutant la BBC en Anglais après minuit". Il devait traduire aux SS ce qui était dit. Cela permettait vraisemblablement aussi aux membres du Sonderkommando d’être relativement informés des évolutions de la guerre. Il arrivait d'ailleurs parfois, dans ce domaine, que des journaux leur parviennent avec des convois de déportés, ou encore que les informations circulent par le bouche à oreille -vraies ou fausses- confiées par certains ouvriers Polonais travaillant dans le camp.
La compétence à parler plusieurs langues et à comprendre l’allemand en particulier était un élément important de survie, puisque les SS partaient du principe que tous les ordres donnés devaient être immédiatement compris et obéis. Nombre de prisonniers ont été abattus sur place pour n’avoir pas obtempéré instantanément… pour la simple raison qu’ils ne savaient pas ce qui leur était ordonné.
Cette salle à la porte de laquelle nous nous trouvons avec ce dessin se situe au K II. Il s’agit d’une pièce réservée à des médecins légistes prisonniers. Elle était appelée "salle de dissection". C’est le SS Mengele qui présidait à son fonctionnement. Il y faisait en particulier des études pseudo-scientifiques sur les jumeaux et sur la couleur des yeux. Lorsque Mengele était "de service de Rampe" à l’arrivée des trains de déportés et "même quand ce n’était pas son tour –témoigne l’historien et survivant Hermann Langbein- pour en retirer les jumeaux", il gardait donc en vie les jumeaux de tous âges, ainsi que toutes les personnes ayant des malformations physiques apparentes. Il menait ensuite sur elles diverses expériences avant de les assassiner et de faire comparer leurs organes par un anatomo-pathologiste. Nous avons beaucoup d’informations sur le sujet à partir du printemps 44 grâce au livre que le prisonnier Miklos Nyiszli, pathologiste Hongrois, a immédiatement écrit (fin de la rédaction de son livre en mars 46 et traduction-parution en Français en 1961, voir rubrique livres correspondante de la bibliographie). Mengele l’avait affecté à ce lieu où il est resté jusqu’à l’évacuation du camp.
Sur ce dessin, David Olère nous place en compagnie de ce père à l’attitude abattue (sans doute autant due à l’épuisement des conditions de transport qu’au soupçon de la suite funeste) avec ses deux fils jumeaux. Ils viennent d’arriver par le dernier convoi entré à Birkenau ce jour-là. Dans la salle, on voit la table de dissection au plateau de marbre et deux SS affairés autour d’un corps. On remarquera la boîte posée au sol, coffre qui servait à conserver des organes ou parties de corps humains pour leur étude dans d’autres lieux, notamment à Berlin ou à l’académie de médecine de Garz.
Ce dessin, d’une extrême violence, ne peut, pour autant, pas être éludé. Il a été réalisé en 1945. Il nous fait pénétrer dans une pièce qui est la "salle de travail" du service de dissection, par la porte de laquelle on distingue la salle des fours au loin.
On constate que ces femmes étaient en pleine santé. Elles n’étaient évidemment pas des prisonnières du camp. Elles n’ont pas été gazées non plus. Elles arrivent donc d’un petit groupe, le plus souvent passé devant un pseudo tribunal de la Gestapo qui se tenait à Auschwitz 1, dont la sentence était quasi systématiquement la mort. Quand les groupes étaient composés de quelques dizaines de personnes, elles n’étaient pas assassinées dans la chambre à gaz, les SS les tuaient par balles.
Pour le reste, je choisis de laisser la parole à deux témoins survivants : Henryk Tauber tout d’abord, qui fut membre du Sonderkommando et dont le témoignage est d’une précision et d’une richesse exceptionnelles ; Miklos Nyiszli ensuite.
Henryk Tauber déclare au procès à Cracovie : "Très souvent, quand on amenait des prisonniers pour les faire fusiller, un Unterscharführer dont j'ignore le nom, arrivait et prélevait sur les cadavres des fusillés de gros morceaux de chair. Il mettait dans des coffres ou dans des seaux les parties de corps humains prélevés au niveau des cuisses ou des fesses et les emportait ensuite en voiture en dehors du camp. Je ne sais pas pourquoi ils le faisaient".
Miklos Nyiszli écrit : "J’ai ouvert des centaines de cadavres sur l’ordre d’un médecin à la fois génial et dément, afin qu’une science bâtie sur des théories fausses profite du champ d’investigations illimité qu’étaient les milliers de victimes envoyées à la mort et pour que la même fausse science trouve sa justification. J’ai coupé de la chair sur les cadavres de jeunes filles saines et j’en ai préparé de la nourriture pour les cultures bactériologiques du docteur Mengele. J’ai plongé les cadavres des estropiés et des nains dans du chlore ou bien je les ai fait bouillir durant des jours afin que des squelettes bien préparés parviennent dans les musées du IIIè Reich pour justifier, devant des générations à venir, la nécessité qu’il y avait de détruire un peuple".
"Après la révolte du Sonderkommando" (texte au bas du dessin) du 7 octobre 44, les membres du K IV (un peu plus de 150 hommes) sont tous morts : soit en acceptant de rester dans le crématoire dont ils ont organisé l’explosion, soit en tentant de fuir. Tous les témoignages concordent pour dire qu’aucune évasion ne sera couronnée de succès. Le dernier petit groupe de 12 qui, d’après Miklos Nyiszli, avait réussi à passer la Vistule et se sera battu jusqu’au dernier instant, sera repris et assassiné la nuit du même jour. D’autres membres seront tués dans l’action, appartenant au K II, et d’autres encore seront abattus en représailles. Au total, 450 membres du Sonderkommando seraient morts ce jour-là, sur 663. Ceux du K III auront été mis à l’abri de la révolte et de la tuerie qui s’en est suivie, enfermés dans leur crématoire.
Cette révolte, qui se préparait depuis des mois et n'était pas du tout prévue de cette façon, mais devait profiter à l'ensemble du camp, n'a finalement pas pu être menée comme les prisonniers membres du Sonderkommando le souhaitaient. Si elle peut être considérée comme un échec du point de vue du résultat, notamment en termes de pertes humaines, il faut rendre hommage à ces hommes qui ont courageusement choisi la rébellion, choisi de mourir dans la lutte. Ils étaient à peu de choses près les seuls prisonniers Juifs de Birkenau en état physique et mental suffisant pour trouver le courage d'un tel acte. De nombreux prisonniers du camp diront plus tard que la révolte du Sonderkommando fut alors pour eux le symbole puissant d'une possible opposition juive à l'extermination, ce qui leur a été une source de réconfort importante.
Pour info : une toile portant le même titre que ce dessin est visible au Musée de la Résistance Nationale de Champigny-sur-Marne
(site : www.musee-resistance.com )
Partie VI : Après le 18 janvier 45
Les troupes Soviétiques approchent du camp. Les prisonniers de Birkenau témoignent du fait que, depuis un certain temps déjà, la situation était particulière et les attitudes des SS étranges et différentes à leur égard.
En ce qui concerne les membres des Sonderkommandos, depuis la fin novembre 44 et la dernière sélection dans leurs rangs, ils ne sont plus qu’une centaine encore vivants alors que six mois auparavant, ils étaient près de mille. Soixante-dix d’entre eux sont employés à démanteler trois des quatre crématoires de Birkenau et les trente autres sont affectés au K V, seul encore en fonctionnement pour l’incinération des corps des prisonniers qui meurent dans le camp.
Et puis l’évacuation est annoncée dans une grande pagaille. Tous les prisonniers valides doivent se regrouper et partir. Beaucoup hésitent : vaut-il mieux essayer de rester au camp avec les malades (ces prisonniers seront libérés dix jours plus tard par l’Armée Rouge) ou partir avec la longue colonne que David Olère représente ici ?
Ceux qui n’hésiteront pas un instant, ce sont les prisonniers du Sonderkommando. Ils n’en reviennent pas que les SS les aient oubliés. En effet, c’est bien le cas, incroyablement. C’est inespéré. Pas une seconde à perdre, il ne s’agit pas de chercher à comprendre. Le dernier groupe de Sonderkommandos se mêle donc anonymement aux milliers de prisonniers en partance. Les survivants de cette évacuation du camp sont ceux qui portent témoignage depuis leur libération. Parmi eux, bien entendu, David Olère.
Commence alors ce qu’on appelle les "marches de la mort" (voir définition ici dans le glossaire) pour lesquelles l’expression "marche ou crève" prend un sens strictement concret : qui est trop épuisé pour avancer -et même qui pense se reposer quelques instants- est abattu sur place.
Et puis, à l’issue de ces marches auxquelles ont souvent succédé des parcours en wagons de marchandises ouverts (sous la neige, sans nourriture) les prisonniers survivants, de moins en moins nombreux, arrivent dans différents camps plus à l’Ouest. Pour David Olère ce sera Mauthausen (Autriche). Au bas de ce dessin, il écrit : "Admission à Mauthausen, janvier 1945. Durant 3 heures à –12 ou –15 ou plus, dans la neige, après la douche glacée". De ce point de vue, les modalités ne changent pas de celles vécues à l’arrivée à Birkenau…
... et celles qui concernent le quotidien dans les baraques et l’attitude des Kapos non plus, comme le montre ce dessin au bas duquel David Olère a noté : "Mauthausen-Melk, capo Paulus pour mon sabotage".
Melk était un sous-camp de Mauthausen qui a eu un an d’existence (du début 44 à sa libération le 05 mai 45). Durant cette année de fonctionnement, plusieurs milliers de prisonniers y furent affectés, mais dans ce camp comme dans tous ceux qui ont été des points d’arrivée de Marches de la mort, les libérateurs ont trouvé un nombre considérable de prisonniers dans des conditions invraisemblables, rien n’ayant été prévu pour ces prisonniers surnuméraires.
En ce qui concerne Mauthausen, à sa libération, alors que les gardes SS s’étaient tous enfuis, les soldats de l’US Army trouvèrent près de 14.000 prisonniers et parmi eux de nombreux morts ou mourants.
Mais lorsque David Olère a été envoyé à Melk, ce n’était pas encore le printemps ni la libération. Il a été affecté à un Kommando de travail de creuseur de tunnels. Là aussi, rien ne paraissait différent, tout semblait devoir continuer "indéfiniment"… c'est-à-dire jusqu’à ce que mort s’en suive.
A Melk, six galeries furent ainsi creusées dans des collines de sable et quartz destinées à abriter des usines Allemandes (industrie de guerre du Reich, notamment Daimler) des bombardements. L’entreprise de forage dans la colline de Rogendorf était nommée Schachtbau , connue sous le nom de Charbo par les Français.
Pour davantage d’informations sur Melk, voir la page spécifique que l’Amicale des prisonniers de Mauthausen lui consacre sur son site.
Pourtant, enfin, un jour arrive celui de la fin des tortures quotidiennes. David Olère est alors à Ebensee , autre sous-camp de Mauthausen, dans lequel il s’agissait aussi pour les prisonniers de creuser des tunnels. Le camp ayant été construit durant l’hiver 43-44, les travaux des 10 kms de galeries prévues par les SS étaient très avancés.
Mais en 1945, un afflux de prisonniers arrive à Ebensee . En février ce sont les premiers prisonniers évacués d’Auschwitz, ceux qui viennent de Melk arriveront début avril. La précarité matérielle devient extrême. Rien, là non plus, n’est évidemment prévu pour les seize mille prisonniers que les soldats de l’US Army trouveront le 06 mai 45 à leur arrivée, juste après la fuite des SS.
Nombreux sont alors les prisonniers, dans un tel état d’épuisement physique et mental, à ne pas parvenir à réaliser, comme David Olère lui-même, que cette fois le jour tant attendu est arrivé.
Libération.
Retour à la Liberté.
C’est terminé, vraiment ? Je choisis de clore cette page sur le témoignage de David Olère par son art avec cette sculpture. Si les tortures mises en place par les SS, vues et endurées quotidiennement, sont terminées pour les survivants, ils n’en finiront jamais avec la souffrance mémorielle.
Le hurlement assourdissant, définitivement inscrit dans la pierre, de cette dernière œuvre présentée dans cette page-hommage, est celui que nous devons entendre. Celui des enfants, des femmes et des hommes victimes de l’extermination industrialisée, non pour ce qu’ils firent mais pour ce qu’ils furent. Celui de tous ceux qui en témoignèrent.